33 tours et quelques secondes (2012) relate le suicide d’un jeune Libanais à travers les traces qu’il a laissées sur les réseaux sociaux. The Pixelated Revolution (2012) donne à voir une vidéo amateure filmée durant la révolution syrienne. Dans les deux cas, la frontière entre l’archive et la fiction est brouillée. Pourquoi entretenez-vous cette confusion ?
Pour nous, l’image n’est pas une preuve, mais une source de questionnement. Quand nous utilisons de tels documents sur scène, ce n’est pas prouver quelque chose. Car il n’y a pas besoin d’être conspirationniste pour reconnaître qu’une vidéo, une image, sont toujours discutables. Dans nos travaux, nous examinons l’angle, l’auteur, le cadrage. Ce qui est visible, mais aussi ce qui ne l’est pas. Prenons une carte d’identité. Dans tous les pays y figurent nom et prénom. Dans quelques-uns, on peut aussi y trouver celui du père, voire la confession religieuse. Souvent, le choix de genre est restreint au masculin et au féminin. Quelques fois, d’autres genres y figurent. Et tout ça, c’est déjà de la narration. Ces supports officiels entendent porter la marque de la vérité alors qu’ils contiennent beaucoup de fiction, d’idéologie, et écartent certaines données. L’identité est donc bien une fiction. Les problèmes commencent lorsque l’on y adhère intégralement, au point d’en façonner la vie collective.
Votre carrière artistique a débuté face à un public libanais. Vous résidez désormais en Europe. À qui s’adresse votre théâtre ?
Nous nous adressons d’abord à nous-mêmes. En travaillant sur ces sujets, nous cherchons à ébranler nos propres convictions et habitudes politiques. Au Liban, nous attirons un public plutôt de classe moyenne, plutôt athée, plutôt de gauche. Ce qui nous bouscule les bouscule aussi. Depuis notre installation à Berlin, nos champs de recherche dépassent le contexte libanais. Ode to joy (2015) revient sur la prise d’otages menée par des militants palestiniens durant les Jeux Olympiques de Munich en 1972, et interroge la relation des Allemands, des Palestiniens, des Israéliens à cet événement. La pièce que nous préparons actuellement, Quatre murs et un toit, traite de personnes qui ont été contraintes de fuir leur pays, qu’elles soient officiellement réfugiées ou non. En gagnant l’Europe, ces personnes croyaient retrouver la démocratie, la liberté de penser, de parler et d’agir au sens politique. Or elles se retrouvent de nouveau menacées pour raisons politiques ou parce qu’elles subissent du racisme. C’est arrivé à Bertolt Brecht, dont la pièce s’inspire : il a fui l’Allemagne nazie, cherché refuge aux États-Unis, avant d’y être à nouveau accusé politiquement et traîné en procès. Nous partons de ce procès pour parler du monde actuel : aujourd’hui, des milliers de personnes sont en danger à la fois dans leur pays d’origine et dans celui d’accueil parce qu’elles pensent différemment du régime dominant.
Votre travail a toujours entretenu un rapport critique avec les supports numériques. Aujourd’hui, les réseaux sociaux sont devenus un canal par lequel vous prenez des nouvelles de votre Liban natal. Votre éloignement géographique a-t-il modifié votre perception de ces mediums ?
C’est encore difficile à analyser. Nous n’étions pas au Liban lors de l'explosion du Port de Beyrouth – les Libanais préfèrent dire « l’explosion de Beyrouth ». Ce jour-là, Rabih était au téléphone avec un ami qui se trouvait au pays, mais loin de Beyrouth. Pendant leur discussion, Rabih entend des hurlements en fond. Son ami croit à un tremblement de terre et raccroche. Ce n’est qu’après que nous avons appris ce qui s’était passé. Avec les images, on voit les choses mais on ne les vit pas. Pourtant, la violence est telle qu’on a l’impression de recevoir l’explosion de pleine face, même sans la sensation physique. Un caricaturiste iranien avait fait ce dessin : un homme dans son salon, assis face à son laptop. L’explosion déborde de l’écran pour l’atteindre lui-même, on le voit sur son visage. Cette caricature synthétise bien la contradiction que provoquent les images : la puissance de l’émotion malgré l’absence d'impact physique.
Fusillades de rue en Syrie, attentats durant la guerre civile au Liban : la violence est omniprésente dans votre travail. Pourtant, vous ne la montrez jamais sur scène. Pourquoi ?
Nous ne voulons surtout pas faire ce que font les médias de masse. Nous nous adressons en premier lieu à la tête, pas à l’affect. Lorsque le public voit un spectacle qui lui inspire de l’horreur ou de la compassion, je ne crois pas que cela l’incite à s'interroger sur sa propre part de responsabilité ou de crédulité. Dans The Pixelated Revolution, Rabih projette une vidéo filmée par un civil pendant la révolution syrienne. Il compare cette archive aux images nettes et cadrées diffusées par les autorités. Mais il ne montre pas de mort, pas de sang. Seulement cette image tremblante, qui bascule lorsque la personne qui la filme tombe au sol. Dans notre travail, la violence passe par le filtre de la parole, puis par d’autres encore, conceptuels. Le théâtre grec antique ne représentait pas la violence non plus. Selon moi, c’est parce qu’elle n’est pas politique en soi. Seules la parole et la langue créent la distance nécessaire pour nous permettre de la penser. Dans un texte, Bertolt Brecht affirme que, aux débuts du nazisme en Allemagne, personne n’avait anticipé que la montée de la violence verbale déboucherait sur de la violence physique contre des humains. C’est pour cela que ce qui nous intéresse, c’est la construction de la violence, pas ses conséquences. Dans l’espoir, peut-être, que nos spectateurs s’interrogent eux-mêmes sur leur implication.
À l’inverse, l’invisibilisation est aussi un outil de propagande utilisé par les médias dominants. Comment déjouer la désinformation sans montrer la violence passée sous silence ?
Rendre visible, ce n’est pas nécessairement montrer des cadavres – cela peut d’ailleurs s’avérer obscène. Une des images de Gaza qui m’a le plus touchée, c’est cette photo d’une fillette avant qu’elle ne soit victime des bombardements israéliens. Elle est avec son grand-père, il l’embrasse et l’appelle « ruh » – « mon âme » en arabe. Cette image n’a pas eu le temps de circuler dans les médias : le décompte des morts l’a vite remplacée. C’est aussi ça l’invisibilisation, et elle peut même advenir en cherchant à défendre les victimes. Rendre visible, c’est aussi rappeler l’histoire individuelle de chaque personne, au contraire des chiffres qui créent de l’abstraction et de l’habitude.
À l’instar de Borborygmus (2019), une conversation entre amis en vos noms propres, vos pièces récentes marquent un retour à l’autobiographie. Pourquoi ?
Même si nous en parlons beaucoup, nous ne représentons pas le Liban. Nous ne sommes pas là pour expliquer ou représenter, mais pour réfléchir. Pour autant, nous ne sommes pas juste des symboles. Nous avons une histoire individuelle. Lors d’un éloge funèbre dans Borborygmus, nous rendons hommage à des figures importantes de la résistance libanaise, ainsi qu’à nos proches disparus. Un spectateur qui n’a pas connu la guerre civile libanaise, ou n’a jamais perdu de proche dans des attentats, peut néanmoins comprendre l’expérience du deuil et de la perte. C’est en exposant l’expérience humaine que l’on ne se réduit pas à une masse anonyme : « des Libanais », « des Arabes », « des Palestiniens ». Nous avons des noms et des visages.
⇢ N’importe où de Rabih Mroué et Rima Khcheich, le 25 novembre à la Fondation Cartier, Paris
⇢ Appendice de Lina Majdalanie, le 2 décembre à la Fondation Cartier, Paris
⇢ 33 tours et quelques secondes de Lina Majdalanie et Rabih Mroué, du 22 au 24 novembre au Théâtre du Rond-Point, Paris
⇢ Quatre murs et un toit de Lina Majdalanie et Rabih Mroué, du 4 au 8 décembre au CENTQUATRE, Paris
⇢ A little bit of the moon de Rabih Mroué et Anne Teresa De Keersmaeker, du 16 au 20 décembre à la Fondation Fiminco, Romainville
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