En fond de scène, le corps athlétique d’une danseuse en contre-jour. Sa musculature se dévoile sous une lumière surplombante. Une chorégraphie ambigüe se met alors en branle. Robe de soie noire sur silhouette en V, les mouvements de l’interprète évoquent les poses guerrières des déesses mésopotamiennes comme celles des bodybuilders d’aujourd’hui. Un bond dans le temps qui ne fait pas peur à Lafawndah, chanteuse-productrice, et Trustfall, musicien-réalisateur, tous deux issus des sphères électroniques. Pour leur première collaboration scénique, le duo digresse autour d’un mythe sumérien : Les Carnets d’Inanna. Après leur découverte au début du siècle dernier, il a fallu plus de cinquante ans pour déchiffrer ces épigraphes. S’agit-il d’une source fiable pour décrypter la spiritualité des mésopotamiens, ou une simple archive conservée par les scribes ? Les scientifiques n’ont toujours pas tranché, mais pour celles et ceux qui cherchent la vérité par d’autres chemins, le mythe de la Descente d'Inanna aux Enfersest une mine d’or.
Sur scène, deux déesses sœurs : Inanna, déesse de la fertilité et de la prospérité, et Ereshkigal, déesse du royaume des âmes. Ennemies jurées, la promesse de leur réconciliation est l’enjeu du récit – la stabilité du monde en dépend. Au sol, quelques blocs de poudre blanche. Au rythme de leur dispute, les deux sœurs en font des geysers et des nuages de poussière. La lumière, tantôt stroboscopique, faiblarde ou verdâtre, sculpte un espace vide de tout décor. En bousculant le schéma narratif du mythe, Lafawndah et Trustfall projettent l’histoire dans le présent et notre lecture s’en ressent. Danse tiktok ou rituelle ? Guerrière ou sensuelle ? Si le duo met ingénieusement le poids du mythe à distance durant toute la pièce, quelques séquences, plus classiques, livrent les comédiennes au lyrisme écrasant du récit originel. C’est pourtant quand le verbe se fait courant que Les Carnets d’Inanna nous saisissent le mieux.
Jeux de mains, jeux de vilains
Et c’est aussi lorsque les deux déesses agissent comme des sœurs presque lambda, chantent, rient, font des percussions à même leurs corps, que le charme opère. Comme des enfants qui cherchent leurs limites, les percussions se font claques et gifles, et la camaraderie haine et hurlements. Qui n’a jamais ressenti ce changement brusque de sentiments vis-à-vis de son frère ou sa sœur ? C’est là la prouesse des Carnets d’Inanna : raconter ce lien fraternel avec précision. Amour vache, adversité, loyauté indéfectible. Nouvel Œdipe, le complexe de Caïn est dans les bouches de tous les psychanalystes. Avant de tuer le père, il existerait un désir plus primitif encore : le désir de tuer son sibling, qui n’est ni plus ni moins que le premier étranger.
Peu à peu, les incantations réconciliatrices forment un chant, si juste qu’il laisse penser que Les Carnets d’Inanna auraient pu prétendre à l’opéra. La fin demeure ouverte : les deux sœurs finiront elles par s’entendre – et l’univers pourra-t-il reprendre son cours ? Une dispute d’égo au sommet qui a comme un goût de déjà-vu, à l’heure où les grands de ce monde affûtent leurs armes et réunissent leurs troupes.
Les Carnets d'Inanna ont été présenté du 6 au 8 décembre 2024 à La Villette, Paris.
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