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Comment dire simplement, mais sans les simplifier, des choses compliquées ? L’architecte et artiste Bijoy Jain trouve ses réponses dans la métaphore. Disposées à même le sol comme autant de reliques architecturales, ses sculptures semblent rongées par le temps mais puisent leur force d’un équilibre fragile où le bambou devient roc, et où la roche se tisse presque comme de la soie. Un courant d’air pourrait les casser et pourtant, elles résistent. De quoi réfléchir à l’écho que produisent en chacun de nous les matières et les techniques artisanales pour les transformer. Si les œuvres exposées ont parfois voyagé dans le temps et l’espace, c’est leur actualisation dans nos regards qui intéresse Bijoy Jain. Ni cartel explicatif, ni titre pour les accompagner : on entre dans cette exposition comme dans un temple édifié à la mémoire d’une émotion. D’une voix grave aux rythmes réguliers, l’architecte déplie son monde empreint des grandes traditions philosophiques orientales, loin de toute logique explicative ou rationaliste : pour le comprendre, il faut partir de l’intuition et non du concept.

 


En 1995, de retour des États Unis et de Londres où vous vous êtes formé à l’architecture, vous fondez Studio Mumbai, une agence qui porte une attention très fine à l’existant, aux techniques traditionnelles et aux matériaux locaux. Dans l’exposition, les éléments naturels sont très présents : pierre, bois, bambou, craie, soie, grès, pigments… Vous évoquez également le silence, l’eau et l’air comme des acteurs à part entière dans vos créations. À quel moment de votre parcours votre attention s’est concentrée sur les lieux et leur environnement ? Y-a-il eu un point de bascule ? 


Cette attention a toujours été présente, depuis la naissance. Mais elle s’est accentuée au fil du temps. Je ne me pas suis particulièrement concentré dessus mais au fur et à mesure que le temps passait, cela a émergé. L’attention que je porte à mon environnement et aux relations que je noue avec lui est devenue de plus en plus présente. Les éléments et les matières avec lesquels je travaille font partie de la vie. Ils ont une dimension vivante, ce sont des sources de vie. En hindi, nous parlons d’équanimité : nous utilisons ce mot pour parler de la sérénité de quelque chose, de sa tranquillité d'âme et de son rapport égalitaire à ce qui l’entoure. C’est le cas de ces éléments. Ils sont les mêmes face à chacun et chacune d’entre nous. Notre capacité à nous mettre en lien avec eux ne dépend que de nous. Donc non, il n’y a pas eu de moment de bascule. On ne décide pas de ces choses-là. C’est comme respirer : il s’agit davantage de s’adapter que de décider.


Vue du l’exposition Bijoy Jain / Studio Mumbai, Le souffle de l’architecte, Prima Materia entourée de différents éléments structuraux et assises en pierre, asphalte et goudron © Marc Domage





C’est pour évoquer cette écoute particulière que vous avez nommé votre exposition « le souffle de l’architecte » ? 


Une grande partie de mon travail porte sur ce que l’on fait lorsque l’on fabrique quelque chose. Ce qui m'intéresse dans l’action de respirer, c’est le souffle et sa réverbération. Pour moi, dans ce flux, il y a l’essence même des choses que l’on crée.

Je vais vous donner un exemple : Essayez, prenez votre main et soufflez dessus. Vous observerez que vous ne pensez pas au fait que vous êtes en train de faire une action – celle de souffler. Il n’y a que votre souffle. Votre esprit n’est pas présent. Maintenant, faites-le à nouveau. Votre esprit est maintenant présent : vous observez ce souffle mais vous ne pouvez pas penser à autre chose.

Aussi, pour représenter l’écriture, les mathématiques, l’amour, la vie, il y a cette dynamique, cette participation : le souffle. Vous ne pouvez pas penser à un match de football, à une autre histoire… Il n’y a que l’inspiration, l’expiration et vous-même.



Comment cette énergie, cette pulsation que vous venez de décrire s'est-elle adaptée à ce bâtiment à l’architecture bien spécifique qu’est la fondation Cartier ?


Nous fonctionnons comme des instruments. Prenez un violon : un violon s’accorde. Nous nous accordons. Un violon transmet un son, un langage. C’est aussi ce que font les lieux.

Pourquoi avons-nous le langage ? Pour communiquer et transmettre ; pour transmettre l’espace, l’amour, la haine, la tristesse… La littérature, la poésie, la peinture, la musique, le jardinage, la marche, la danse, la physique, sont seulement des médiums. Nous lisons toujours Shakespeare, Brecht ou Samuel Beckett aujourd’hui. Leurs textes appartiennent au présent et non au passé. Cela illustre le fait que le temps et l’espace sont continus. Ce sont des flux, des rythmes. L’architecture et l'art sont également des médiums. Les instruments, les cordes et les corps qui s’adaptent, c’est nous. Et à mesure que nous nous accordons, pendant que nous nous accordons, les objets qui nous entourent s'accordent aussi. Si vous prenez deux fourchettes et qu’avec l’une vous percutez l’autre. Celle qui a été percutée en premier va vibrer. L’autre vibrera également mais la réverbération de la première fourchette va influer sur la seconde qui va elle-même influer sur la première. C’est ce qui se passe avec le monde qui nous entoure. Nous le façonnons autant qu’il nous façonne et cette expérience est en perpétuelle actualisation.


Au mur, étude de Tazia faite de bandes de bambou coupées à la main, attachées avec des cordes de soie et partiellement couverte de feuille d’or © Marc Domage


Il n’y a donc pas de point de départ. La première fois que vous avez arpenté ce bâtiment n’est donc pas plus significative que les instants qui l'ont précédée ou ceux qui l'ont suivie ?


Maintenant que je parcours l’exposition seul, mon attention est régulièrement attirée par un des arbres au centre du jardin. Ses feuilles sont oranges en ce moment. Elles l’étaient déjà lorsque je suis venu l’année dernière. Peut-être que cet arbre a grandement orienté mes travaux. L’arbre, le jardin, la lumière de l’hiver à Paris dans cet arrondissement en particulier. Maintenant les feuilles sont en train de tomber. Certaines choses nous conduisent à d’autres. Nos amours, nos amis, nous influencent. Lorsque vous allez vous baigner dans l’océan, celui-ci ne vous a pas attendu pour faire ce qu’il fait. L’intensité des vagues ou la couleur de l’eau dépendent du vent, de la lumière et du moment de la journée. Les éléments sont déjà en mouvement.



Comment trouver cette écoute, cette justesse ?


Mon travail, c’est d’être constamment en train de m’accorder à ce mouvement. C’est ce souffle qui m’intéresse. C’est le fait d’être attentif à la lumière, au mouvement des nuages, à la vibrations des sons dans un espace à un moment donné et de laisser cela se déposer, se superposer encore et encore. Puis comme pour une toile, vous obtenez une sorte d’épaisseur, de profondeur. Il s’agit d’être centré et disponible. De laisser cela advenir. Il faut y croire et renouveler cette attention, cette aptitude à s’accorder jour après jour puis cela devient aussi essentiel que de respirer.



Pourquoi faire une telle place aux traditions dans votre travail ? Quel lien faites-vous avec le souffle ?


Prenez une recette de grand-mère. Sa qualité ne vient pas d’une certaine quantité de sel ou de sucre. Elle vient de l’affection et de l’attention qui sont mises dans la préparation. On sent que c’est juste. Ce n’est pas quelque chose que l’on mesure, on le sent. Cela fait partie de ce qui est transmis. Il y a une sorte d’écho, de battement, de pulsation.

La confiance dont je parlais tout à l’heure vient aussi avec la répétition. Faire le même geste, la même action encore et encore. Plonger au plus profond de soi-même et revenir, puis recommencer. Il ne s’agit pas d’une répétition à l’identique mais d’une reprise. C’est aussi ce qui se dégage de la tradition.

 Vue du l’exposition Bijoy Jain / Studio Mumbai, Le souffle de l’architecte, Sun Tower, panneau composé d’une natte de bambou tressé et enduit de bouse de vache et chaux, dessin tracé au fil enduit de pigment d’oxyde de fer / Élément sculpturaux en pierre de basalte recouverts de chaux © Marc Domage


Comment fonctionne le travail collectif dans le studio ? 


Il s’agit de trouver du familier dans ce qui ne l’est pas et trouver de l’inconnu dans ce qui l’est. C’est comme du free-jazz : on interagit, on s’adapte, on s'harmonise. Si parmi quatre musiciens qui jouent ensemble, il y en a un qui ne joue pas juste, les autres vont en tenir compte et jouer en conséquence et ils l’embraqueront pour, finalement, ne former plus qu’un. C’est ça le collectif : aller ensemble quelque part, trouver des fondations communes et devenir un même corps, un même mouvement où chacun est à sa place. Si je vais à l’encontre de ce que je crois être familier et de ce que je crois m’être étranger, si vous le faites également et qu’on est plusieurs à le faire, qu’on rassemble ensuite ce que l’on trouve dans cette altérité, notre force sera très grande. Dans le familier, on connait déjà la partition alors pourquoi perdre son temps ?


Le souffle de l’architecte de Bijoy Jain

⇢ jusqu’au 21 avril à la Fondation Cartier pour l’art contemporain, Paris

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