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Privé de culture, on le sait, tout territoire est moribond. Trop longtemps négligée par les pouvoirs publics et souffrant d’une pénurie d’infrastructures, la Corse peine encore à trouver les appuis économiques qui permettent à la création contemporaine de s’y inscrire pleinement. Il se pourrait bien que le vent soit en train de tourner. À l’initiative d’une jeunesse locale férue d’art contemporain et de cinéma, la Corse a pris du galon en matière d’arts visuels. À commencer par De Renava, la structure associative derrière la Biennale de Bonifacio dont la première édition s’est déroulée en 2022, avec des pointures internationales comme Anish Kapoor, Kara Walker ou Barry McGee. L’équipe est mue par le désir « d’activer le patrimoine insulaire » et d’investir dans la création et la valorisation des identités et savoirs locaux, « en créant un projet vertueux qui ouvre au dialogue et à l’échange culturel » ainsi qu’elle le proclame. Investissant cette année la caserne Montlaur, une bâtisse du XVIIIe siècle à l’abandon depuis les années 1990, le trio de même-pas-trentenaires, complice depuis l’enfance, est allé puiser dans les collections du Centre Pompidou un panel d’œuvres relatives à la nuit, en écho au célèbre film d’Antonioni : La Notte


À l’abri de la canicule, cette déambulation dans un simili Pompidou (des œuvres ont été prêtées par l’institution parisienne) aux allures de squat s’apparente à un périple hors-monde et hors-temps. Revoir Un chant d’amour de Jean Genet ou Lucifer Rising de Kenneth Anger dans la pénombre d’une salle de caserne décatie, où subsistent encore les signes d’un monde révolu, procure un effet aussi envoûtant que dépaysant. Cerith Wyn Evans, Pipilotti Rist et Kader Attia sont aussi de la partie avec des installations qui se fondent dans l’architecture du bâtiment militaire et lui confèrent une résonance métaphysique. Plus loin, on s’enfonce dans l’obscurité pour regarder Tonight and the people, unique long-métrage réalisé en 2013 par l’artiste Neil Beloufa où de jeunes Américain.es, dans un Los Angeles de sitcom, évoquent l’espace d’une nuit leurs désirs et leurs espoirs, en attente d’un miracle annoncé. Cette exposition collective laisse augurer de tout le potentiel à déployer dans les éditions à venir, en espérant qu’elles contribueront aussi à révéler des plasticiens corses.


©Pipipolli Rist, À la belle étoile, Felicia Sisco

Fer de lance des artistes de sa génération, Ange Leccia retourne régulièrement tâter le pouls de son île natale, cœur battant de son œuvre. Renommée Casa Conti, la maison de feu sa grand-mère dans le joli village d’Oletta s’est muée en résidence d’artistes et en lieu d’exposition consacré essentiellement à l’art vidéo. Une myriade d’artistes, de tous horizons et de tous les âges, y a exposé ses œuvres : Sara Sadik, Ana Vaz, Ben Russell, Trisha Baga, Mali Arun et même Apichatpong Weerasethakul dont Leccia a accompagné le parcours dès ses premières réalisations. Une fois n’est pas coutume, c’est son propre travail qui y est présenté, en complément de la monographie au FRAC Corsica qui revient sur les temps forts de sa carrière – des premières œuvres conceptuelles réalisées au Japon dans les années 1990 à un vaste panoptique de sept écrans (Sempre l’estate, 2023) réalisé avec la complicité de Dominique Gonzalez-Foerster. Exhumés des archives de l’artiste, ces rushes montés sur un mode faussement aléatoire documentent des épisodes de son existence où l’inquiétude couve derrière la sérénité apparente. Réactualisée en 2019, l’installation Lunes présente quant à elle 260 globes terrestres lumineux amoncelés à même le sol, parabole visionnaire de la mondialisation. Depuis ses débuts aux côtés de Philippe Parreno jusqu’à ses œuvres plus récentes, l’œuvre vidéo d’Ange Leccia superpose l’exaltation sensuelle et sensorielle – portraits de femmes au glamour exacerbé, volupté onirique, scintillements de la mer – à l’inquiétude propre au tumulte géopolitique et écologique. De la violence d’État aux flux migratoires, du crépitement des kalachnikovs à l’incandescence des incendies, la tragédie du réel y côtoie la sophistication de la mode, sur fond d’ambient lyrique signé Julien Perez. Berceau de toutes les mythologies, la Mer y incarne à la fois un espace de traversée et de transition, d’une beauté immanente.


La Caserne Montlaur à Bonifacio @ Felicia Sisco

Évoquée par Leccia lors de son vernissage, la solution pour remédier à l’échappée des talents locaux sur le continent serait d’allouer à la Corse une école d’art digne de ce nom. Pour l’heure, l’offre culturelle est loin d’être pléthorique, mais d’une qualité indéniable. Bon an mal an, un maillage se tisse du nord au sud entre divers établissements dédiés à la création et bénéficiant de fonds substantiels de la collectivité. Un pied dans les arts visuels, un autre dans la musique, Providenza se définit comme fabrique agri-culturelle. Ce lieu fondé par le cinéaste Antoine Viviani, soucieux de proposer une expérience en symbiose avec l’environnement, accueille chaque année une poignée d’artistes triés sur le volet dans un lieu paradisiaque, perché sur une montagne entre les villages de Pieve et Rapale. Sous la dénomination de « Fabbrica Culturale », l’hôtel-résidence Casell’arte à Venaco se donne quant à lui pour objectif d’accompagner et de promouvoir les formes d’écriture dans toute leur diversité et propose des résidences au fond d’une vallée entre rivière et montagne. Nombre de cinéastes du cru, de Thierry de Peretti à Pascal Tagnati, y ont séjourné pour écrire leurs films. Son parc offre de surcroît un lieu d’exposition temporaire pour les plasticiens et un amphithéâtre de plein air destiné aux concerts et aux projections. Fort de ces sites de choix, il est à parier que le territoire insulaire sera bientôt investi par de nouveaux enjeux culturels, en phase à la fois avec les préoccupations locales et la volonté de faire rayonner la Corse sur la scène internationale.



> La Notte, exposition collective jusqu’au 29 septembre à la Caserne Montlaur, Bonifacio

> Je veux ce que je veux d’Ange Leccia, jusqu’au 21 octobre au FRAC Corsica, Corti

> De guerre et de mode d’Ange Leccia, jusqu’au 29 octobre à la Casa Conti, Oletta

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