Face aux offensives réactionnaires et conservatrices qui frappent les artistes à l’est de l’Europe, et qui menacent de s’étendre sans délais à l’ensemble de l’Union européenne, l’artiste suisse Milo Rau et plus de 300 directeurs·ices de lieux culturels publics d’une quarantaine de pays adressent une lettre ouverte au Parlement Européen pour la défense de la liberté culturelle en Europe. Une pétition disponible en ligne en appelle également à la mobilisation citoyenne massive et immédiate.
En août dernier, le directeur du théâtre national slovaque Matej Drlicka est brutalement démis de ses fonctions par la ministre de la Culture. L’alibi : un manquement à la sécurité suite à la chute d’un chandelier durant une représentation. Le motif réel lui sera mentionné plus tard : une intervention à la télévision nationale, dans laquelle Matej Drlicka s’est positionné en faveur de la diversité culturelle. À Vienne, où il dirige désormais le Wiener Festwochen, le metteur en scène Milo Rau s’étonne du peu de réaction que suscite l’offensive conservatrice envers son confrère. Dès la rentrée, il engage la tournée de Resistance Now!, un cycle de concertations et conférences à travers une dizaine de pays européens, dans le but de renforcer les relations entre les acteurs culturels face à la généralisation des mesures répressives. Début novembre à Sofia en Bulgarie, la première de L’homme et les armes mise en scène par John Malkovitch est brutalement empêchée par des militants ultra-nationalistes. La pièce de George Bernard Shaw, écrite en 1894 et jouée encore deux ans plus tôt sans encombre, est finalement perçue comme une insulte inacceptable à l’honneur des soldats bulgares du siècle dernier. Face à ce boycott et aux assauts répétés de l’ultra-droite envers la liberté de création et la circulation artistique, Milo Rau a annoncé ce samedi 30 novembre l’envoi d’une lettre ouverte au Parlement Européen, cosignée par plus de 300 directeurs·ices de lieux culturels publics d’une quarantaine de pays. Dans ce texte court et concis, une revendication claire : faire intégrer dans la constitution de l'Union Européenne la protection des artistes au sein des États membres. Au lendemain de l’appel à la mobilisation générale, état des lieux avec le metteur en scène pour qui, l’art et le débat démocratique sont indissociables.
En août dernier, vous avez engagé un cycle de rencontres au titre revendicateur, Resistance Now! Tour. Après ces premières concertations auprès des acteurs culturels de Belgrade, Anvers, Stockholm ou Vienne, quel est votre constat quant aux politiques culturelles en cours en Europe ?
Il apparaît toujours plus clairement que les partis de droite extrême n’ont pas « un » projet culturel. Le projet, c’est la destruction. Et la méthode est la même partout : nommer des bureaucrates sans aucune expertise sur l’art et la culture, et démolir l’existant. L’assaut néo-libéral était encore dans une logique capitaliste : personne n’a besoin de l’art, un artiste n’a pas de valeur sur le marché du travail. Maintenant, il y a un rejet simple et clair : « La culture éveillée, woke, on n’en veut pas. » À la place de quoi ils prônent l’héritage national, des opéras, des pièces dans la langue nationale. Finalement, nous assistons à une lutte culturelle entre deux idées du monde. L’art aujourd’hui ne fonctionne plus au niveau national, et les partis nationalistes le comprennent, ils se rabattent donc sur la censure et la muséification.
En quoi une création conservatrice ne vous semble plus possible ?
Il y a quelques mois, j’ai été invité par la radio allemande à un débat avec un représentant de l’AfD [parti d’extrême-droite allemand, opposé à l’immigration et à l’Union européenne – Ndlr]. Il m’a interpellé en me demandant pourquoi je n’invitais jamais de metteurs en scène conservateurs dans mes programmations. Je lui ai rétorqué que s’il me donnait un seul nom, je l’inviterais tout de suite. Le seul qu’il a su me citer est Ernst Toller. C’est un très bon écrivain, mais il est mort depuis cinquante ans. Lorsque l’extrême-droite s’en prend à Matej Drilcka ou à moi, elle n’attaque pas la qualité de notre travail, elle se contente de dire que ce n’est pas de l’art, et donc qu’elle refuse de le financer. Mais alors, qu’ils définissent ce qu’ils considèrent comme de l’art ! S’il existait des intellectuels conservateurs, nous pourrions au moins avoir un échange sérieux, notamment sur les questions esthétiques. Mais les idées conservatrices n’ont rien produit depuis presque cent ans, excepté de la muséification de l’héritage culturel.
L’Europe est un référent omniprésent dans votre travail. Que représente le continent pour vous ?
L’Europe a été construite sur plusieurs traumatismes. Il y a eu les colonies à l’Ouest, l’Holocauste à l’Est, les goulags et l’Empire russe en Europe Centrale, auxquels s’ajoute ensuite le traumatisme de la chute de l’Empire. Or, c’est quand la tension retombe que les traumas se manifestent, et on le voit très bien avec le conflit israélo-palestinien. Les gouvernements européens qui ont connu l’Holocauste soutiennent généralement Israël, même si ça implique de tuer le dernier enfant gazaoui. De l’autre côté, les populations des pays qui sont marqués par les colonies soutiennent tout aussi radicalement les Palestiniens, puisqu’ils y voient un conflit colonial. Dans les deux cas, il s’agit d’une lecture à partir de leur propre récit national. Et comme tous les récits, il s’agit d’une construction. L’Europe est également la force première de la globalisation. Elle est à la source de la majorité des conflits qui existent actuellement dans le monde, depuis le massacre des Premières Nations en Amérique du Nord jusqu’à la création de l’État d’Israël. C’est dans cette dialectique que l’Europe m’intéresse. L’extrême-droite prône la défense des valeurs européennes contre les influences africaines ou arabes, mais c’est un non-sens : l’Afrique fait partie de l’histoire européenne, tout comme ce qui se passe actuellement au Moyen-Orient. C’est tout bonnement impossible de délimiter nettement ce qui relève de l’Europe.
Avec plus de 300 autres directeur·ices de lieux culturels, vous avez adressé une lettre ouverte au Parlement européen, qui en appelle à la défense de la liberté de l’art. Pourquoi s’adresser à une telle institution pour assurer la défense de la liberté culturelle ?
Si nous parlons d’Europe, nous devons définir les institutions qui vont la défendre, et au nom de quelles idées. Quel est par exemple le statut de l’art ? Est-ce que les pièces jouées dans les théâtres nationaux doivent l’être dans la langue nationale ? Tout cela peut faire l’objet d’un débat, mais il faut d’abord définir les choses pour pouvoir ensuite les défendre. Lorsque j’ai publié Manifeste de Gand, texte dans lequel je posais un cahier des charges clair pour mon travail de programmation au sein du NTGent, j’ai été très critiqué au motif que ce texte était trop dogmatique. Mais être explicite, c’est précisément ne pas être dogmatique. Vladimir Poutine n’a jamais spécifié ce qui était possible ou non pour les artistes en Russie. Lorsque les Pussys Riots ont fait leur concert dans la cathédrale, nous nous attendions presque à ce qu’elles reçoivent un prix. Au lieu de quoi, Poutine a décidé que c’était interdit et les a envoyées au camp, sans que ça n’ait jamais été inscrit dans aucune loi. Il me semble urgent d’instaurer une loi sur la liberté de la culture dans la Constitution européenne, pour pouvoir s’y référer et garantir ainsi la démocratie. Sans cela, nous laissons le champ libre au bon vouloir des dictateurs. Dans le cas d’un limogeage comme celui de Matej Drlicka, il devrait y avoir une institution vers laquelle se tourner.
La lettre ouverte pose la question de l’autocensure. C’est une tentation pour les artistes face à la pression des mesures politiques et économiques. Vos projets artistiques vous ont déjà valu d’être interdit de séjour dans plusieurs pays, dont la Russie. En tant qu’artiste, êtes-vous plus vigilant aujourd’hui ?
En tant que metteur en scène, j’accepte que mes pièces ne soient pas invitées partout. Dans le cas de Medea’s Children par exemple, qui traite d’un cas d’infanticide en Belgique, j’ai été désinvité dans beaucoup de pays en raison de la scène de tuerie contenue dans la pièce. Au nom d’une « sensibilité », mon travail est considéré comme problématique dans plusieurs constellations idéologiques. La droite catholique comme la gauche identitaire s’opposent à mon travail puisque j’y montre des scènes de meurtre sur enfant – ils ne considèrent jamais le fait que mes jeunes acteurs adorent jouer cette scène et l’expriment clairement. Par ailleurs, mes détracteurs pourraient simplement ne pas aimer la pièce, sortir en cours de spectacle, ou même tenir compte du trigger warning et ne pas venir du tout. Mais j’étais très conscient en créant cette pièce qu’elle m’empêcherait d’être programmé dans certains lieux et pays. Même lorsqu’ils apprécient mon travail, les programmateurs ont peur de m’inviter par crainte de perdre leur poste ou leurs financements. À titre personnel, c’est frustrant. Mais j’aimerais surtout les inciter à se montrer plus courageux, malgré les risques réels.
Après avoir dirigé le NTGent en Belgique, vous êtes depuis 2023 à la tête du Wien Festwochen. En tant que programmateur, comment composez-vous avec ces risques ?
J’essaie de créer un espace utopique, même si là aussi je suis très attaqué par des bords idéologiques opposés. Pour la première édition du festival que j’ai dirigée, j’ai organisé les « Procès de Vienne ». Dans ce cadre, j’ai invité des fascistes, des personnalités d’ultra-gauche, des militants pro-palestiniens. J’ai voulu donner un espace à toutes les idéologies qui existent actuellement en Autriche. Je ne voulais pas être partisan, puisque mon projet en tant que curateur est clair : rendre compte du monde comme il va. Sur ce point, je suis extrêmement démocratique, et j’y tiens avec force : si tu n’es pas un criminel avéré, tu es le bienvenu. Mais même à gauche, il y a toujours des conflits. Lorsque j’ai voulu organiser une rencontre entre les Pussys Riots et un metteur en scène ukrainien, ça a été un long combat puisque l’Ukraine interdit de se montrer avec des Russes. J’ai aussi essuyé des scandales pour avoir invité l’écrivaine Annie Ernaux ou l’ancien ministre des finances grec Yanis Varoufakis, et je trouve ça absurde. Aujourd’hui, je ne le referais plus puisque je sais que ça va donner lieu à un scandale en Autriche, et que ça va être utilisé par l’extrême-droite pour appuyer son projet de destruction culturelle. Je préfère m’abstenir mais je ne crois pas que ce soit de l’autocensure, plutôt de la stratégie.
Resistance Now! Tour #Strasbourg a eu lieu le 30 novembre au Maillon, Strasbourg, dans le cadre de Paysage #4 - 10 jours avec Milo Rau
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