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Pas de gradins, pas de décor, tout juste quelques piliers : casques au crâne, nous pénétrons l’espace vide de la Halle Grüber, annexe du Théâtre National de Strasbourg. Des projecteurs LED dispensent quelques foyers de lumière par intermittence – provoquant attirance ou retrait selon le tempérament de chacun·e. Jusqu’ici dans nos oreilles : le bruit de nos pas, quelques frôlements, notre errance, via des micros dans la salle. La situation est collective, l’expérience individuelle, et notre perception dissociée. La conscience (des distances, de soi et des autres) désormais court-circuitée, c’est l’attention qui s’exacerbe. Émergent alors une série de signaux monocordes agencés par Sébastien Roux, un enchâssement harmonique d’une vingtaine de minutes comme une mise en condition physique. Pris dans ce climax électroacoustique et ainsi jetés dans cette salle, notre mode de présence s’apparente à celui du clubbing – le beat, la sueur et la drogue en moins. Est-ce l’état dans lequel souhaite nous mettre Joris Lacoste pour sa nouvelle expérience sur le verbe ?


Si certain·es sont restés perchés à ces ondes introductives, huit chanteurs disséminés dans la foule et raccordés par micros sauront les faire atterrir. La composition musicale maintenant dissoute, l’ensemble vocal Hyoid prend le relai et déplie A-Ronne, collage oral assemblé en 1974 par le compositeur Luciano Berio pour la radio ou la scène. Tout le long de ce concert de prosodies multilingues, des fragments de citations jouent aux auto-tamponneuses : Marx/Engels, Barthes, Dante, le manifeste du Parti Communiste italien, la Bible et plus encore. Certes, ce cadavre exquis relève d’un guignol dadaïsto-lettriste daté, que chacun·e est libre de juger obsolète ou attachant. Cette matière n’en demeure pas moins riche et fournit à Joris Lacoste le cadre d’un fight club sémiotique où flottent autant l’érotique du signe que la terreur qu’il peut inspirer. Tirant de la poésie-performance comme des arts sonores ou d’Einstein on the beach, la pièce prend sous sa direction les dimensions d’un drame dont l’objet est le langage lui-même.


"A-Ronne" de Joris Lacoste @  Isabel Pousset


Car l’instigateur de l’Encyclopédie de la parole (mappemonde vocale en ligne et suite d’oratorios scéniques qui l’ont fait connaître) a tenu cette fois-ci à mettre le corps en jeu. Reçus gueule à gueule, ces crashs de vocables donnent à vivre l’élocution comme pulsion sexuelle, comme fait charnel, en écho aux références anatomiques récurrentes dans la pièce de Berio. Jouissance du verbe mais aussi tyrannie du sens : à l’heure où presque tous les mots ont perdu le leur, rien n’est plus poignant que d’entendre des chanteurs s’invectiver par phonèmes interposés. La force d’A-Ronne est de traduire tout cela dans une forme ni hermétique ni racoleuse : une juste dose de théâtralité pour garder le contact, et un recours modeste à la technologie pour éviter le gadget immersif. Après le show typographique (sa Suite N°4, beauté peu montrée en raison du Covid), Joris Lacoste a peut-être trouvé dans ce silent disco le médium le plus efficace pour poursuivre son exploration des forces insaisissables de l’oralité.


A-Ronne de Joris Lacoste, Sébastien Roux et Hyoid Voices a été présenté au Théâtre National de Strasbourg les 16 et 17 septembre dans le cadre du festival Musica


le 10 novembre à la Maison des Arts de Créteil, dans le cadre de la Biennale Némo avec le Centquatre

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