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Un entretien extrait du Mouvement N°116


Maladie à part entière, caprice bourgeois occidental ou stratégie pour prescrire massivement les antidépresseurs qui font de nous de joyeux travailleurs ? Tout le monde parle de la dépression, mais personne ne s’accorde sur sa définition. Pour l’OMS, en tout cas, ce serait la principale cause de mortalité dans le monde. L’historien de la médecine Jonathan Sadowsky nous rappelle qu’une politique de la dépression existe, et qu’elle est profondément inégalitaire.

Selon certains, la dépression n’existe pas : elle aurait été inventée par les laboratoires pharmaceutiques pour vendre des antidépresseurs. Comment expliquez-vous qu’il soit si difficile de reconnaître à la dépression le statut de maladie ?


Il y a deux explications principales. La première, c’est que la dépression ne présente pas de symptômes visibles : il n’y a pas de tumeur, pas d’anomalie dans les tests sanguins. Or, depuis le XIXe siècle et la théorie microbienne de Pasteur, puis le développement de technologies comme la radio, le scanner et l’IRM, la culture médicale occidentale s’est progressivement focalisée sur les signes visibles. C’est inédit : pendant longtemps, partout dans le monde, les diagnostics se fondaient sur l’histoire des patients, ce qu’ils racontaient. La seconde raison, c’est qu’avec la dépression, contrairement à la plupart des maladies, on ne peut pas penser en termes binaires. On est infecté par le virus du VIH ou on ne l’est pas, on a un cancer ou on ne l’a pas : on ne peut pas avoir « un petit peu » de cancer. La dépression, elle, s’inscrit dans la continuité de sentiments que tout le monde traverse au cours de sa vie. Où tracer la frontière entre ceux qui ont besoin d’un traitement et ceux qui font l’expérience d’affects dépressifs ordinaires ? Cette question n’appelle pas de réponse tranchée. Et l’existence de cette zone grise n’est en aucun cas la preuve que la dépression n’est pas une maladie. Appeler une chose « maladie » est toujours un choix de société.



Vous rappelez, ce qui peut sembler contre-intuitif, que les affects de tristesse ne sont pas le principal symptôme de la dépression.


Une tristesse excessive ou un certain niveau d’affects de tristesse sont des symptômes fréquents mais non essentiels. Il y a ici aussi un degré d’arbitraire. Dans les pays non occidentaux ou dans les classes populaires des pays industrialisés, les symptômes décrits par les patients sont le plus souvent d’ordre somatique: au cours d’une consultation pour un mal de dos ou de ventre, ils finissent par raconter qu’ils font également l’expérience de malaises, de sentiments de vide ou d’aliénation, et cela mène parfois au diagnostic d’une dépression. Beaucoup de personnes souffrant de dépression racontent aussi s’être senties soulagées lorsqu’elles ont recommencé à éprouver de la tristesse alors qu’elles faisaient plutôt jusqu’alors l’expérience d’une torpeur, d’une sensation de vide intérieur dont elles ne savaient que faire. Recouvrir la capacité de pleurer et de faire le deuil est souvent le signe d’une d’amélioration.



En fonction de leur origine sociale ou géographique et de leur histoire personnelle, les patients ne décrivent pas les mêmes symptômes. Comment être sûr, alors, qu’il s’agit bien de la même maladie ?


La question de l’universalité de la dépression est compliquée. Le mot dépression n’existe pas dans certaines langues vernaculaires de pays non occidentaux. En revanche, certains symptômes que nous associons à la dépression sont également considérés, dans ces pays, comme nécessitant une réponse thérapeutique. Lorsqu’on s’intéresse à un « idiome de détresse » d’une culture non européenne – comme la formule de « sinkingheart » (cœur qui coule) au Pendjab, en Inde – et qu’on lui colle l’étiquette de « dépression », on risque d’obscurcir les particularités de l’expérience vécue par les personnes concernées. Face à ce monstre qu’est la dépression, les médecins auraient tout intérêt à prendre en considération la manière dont on la comprend localement, au lieu de partir du principe que les traitements de la psychiatrie occidentale sont efficaces pour tout le monde. Certains critiques m’ont reproché d’éluder la question de l’impérialisme culturel de la psychiatrie occidentale. Si imposer une catégorie dans un endroit où celle-ci ne s’applique pas peut être une forme de néocolonialisme, je crois en revanche que s’empêcher de le faire peut aussi être sous-tendu d’un impensé colonial.



En quoi considérer la dépression comme une maladie exclusivement occidentale relève du préjugé raciste ?


Dès le début de la traite négrière transatlantique, on trouve des sources dans lesquelles des marchands d’esclaves affirment que ces derniers sont incapables de souffrir de véritable mélancolie. Cet argument, purement idéologique, ne concerne pas seulement les maladies mentales et n’est pas si éloigné du mythe selon lequel la peau noire serait insensible à la douleur. L’historien Keith A. Wailoo a ainsi démontré qu’il fut un temps où les docteurs blancs pensaient que les Noirs ne développaient pas ou peu de cancers, car le cancer était la maladie de la civilisation. De la même façon, considérer la dépression comme une maladie occidentale comporte le risque de traiter cette maladie comme une sorte d’accomplissement culturel. Lorsqu’il arrive en Algérie, le psychiatre français Frantz Fanon découvre que ses collègues, français pour bon nombre, pensent que les Algériens sont eux aussi incapables de souffrir de mélancolie. Dans la lignée de la tradition psychanalytique, ces praticiens conceptualisent la mélancolie comme une maladie du remords et de la colère retournée contre soi. Or, selon eux, les Algériens ne retournent pas la colère contre eux, ils l’extériorisent entièrement sous forme d’agressivité. Je n’ai aucune difficulté à affirmer, à la suite de Fanon, qu’il s’agit de racisme pur et dur. Les Algériens avaient une bonne raison d’exprimer de l’agressivité: ils subissaient la colonisation.



Les avancées de la médecine, notamment la découverte de causes neurobiologiques ou même génétiques à la dépression, ont-elles aidé à ce que cette souffrance soit reconnue comme une « vraie » maladie ?


Je ne crois pas qu’une affliction doive être « biologique » ou « chimique » pour être reconnue comme une maladie. Mais il est vrai que l’avènement de la nouvelle psychiatrie chimique dans les années 1960-70 avait été accueilli avec beaucoup d’espoir. Bon nombre de médecins espéraient que l’avancée des connaissances sur le fonctionnement chimique du cerveau, sur les effets des médicaments et sur les éventuelles causes génétiques de la dépression mettrait fin à la stigmatisation. Malheureusement, le stigmate est une bête extrêmement opiniâtre et versatile qui a tendance à poursuivre et harceler son objet. La médicalisation de la dépression a surtout modifié la nature de la stigmatisation: le stigmate de la maladie a remplacé celui du simulacre.



Votre livre est un plaidoyer pour penser conjointement les causes psychologiques, biologiques et sociales de la dépression. Comment expliquer qu’historiquement, les interprétations purement physiologiques aient pris le pas sur les autres ?


Il y a toujours eu, dans la psychiatrie moderne, des chercheurs pour affirmer que la dépression était principalement due à des causes biologiques. Cette idée traverse aussi toute la tradition psychanalytique, contrairement à ce que l’on pense communément. Freud lui-même écrit, dans les premières pages de Deuil et mélancolie, que la plupart des dépressions ont probablement des origines biologiques. Il est vrai en revanche qu’à la fin du XXe siècle, avec l’arrivée de nouveaux médicaments efficaces et de preuves de plus en plus tangibles d’une dimension génétique de la maladie, l’attention portée à la dimension physique s’accroît et prend le pas sur les autres. Dans les 1980-90, l’idée que la dépression est une question purement chimique est revendiquée avec beaucoup de virulence, sur fond de matraquage publicitaire des labos pharmaceutiques qui ont beaucoup à gagner si cette vision des choses se diffuse. Mais je pense que l’efficacité du Prozac et de la première génération d’antidépresseurs a été exagérée, et qu’on a inversement sous-estimé leurs effets secondaires. Depuis, les hypothèses biologiques les plus radicales se sont révélées fausses, et beaucoup de chercheurs recommencent à insister sur le fait que nous devons prêter attention aux traumatismes et à l’aliénation sociale. En ce qui me concerne, je pense que nous n’avons pas à choisir entre les facteurs physiologiques, psychologiques et sociaux. J’ai vraiment à cœur de rappeler que ces niveaux d’analyses sont complémentaires, pas exclusifs les uns des autres. Et je ne comprends pas pourquoi j’ai autant de mal à me faire entendre sur ce point. Ce n’est pas parce qu’une dépression clinique est causée par la précarité sociale ou des facteurs psychologiques que les médicaments ne peuvent pas fonctionner. Au contraire, ce n’est pas parce que les causes sont biologiques, génétiques ou liées à des processus chimiques du cerveau qu’un patient ne pourra pas être aidé par une cure analytique. Il n’y a aucune raison de penser que la psychothérapie n’a pas d’effets sur les processus chimiques du cerveau ! Toutes nos expériences en ont, même si nous ne savons pas lesquels. J’ajouterai : presque toutes les études montrent que la psychothérapie et les antidépresseurs marchent mieux lorsqu’on y a recours en même temps. Avec le répertoire de traitements que nous avons aujourd’hui, il y a de bonnes chances que l’un d’entre eux, ou plusieurs combinés, fonctionne. Cela doit nous donner de l’espoir : il y a 100 ans, toutes les dépressions étaient résistantes aux traitements.



Contrairement à d’autres historiens de la médecine, vous affrontez la question de l’efficacité des traitements. Pourquoi est-ce tabou ?


Certains historiens disent que ce n’est pas notre rôle de parler de l’efficacité des traitements, que nous devrions uniquement analyser les contextes sociaux et reconstruire ce que telle ou telle maladie signifie. Je pense que c’est hypocrite. D’autant que personne ne se gêne pour parler des effets secondaires. Évaluer seulement les mauvais côtés, c’est irresponsable et ce n’est pas juste, ni pour les patients, ni pour les soignants. Laisser des lecteurs refermer mon livre en se disant qu’il n’y a pas d’histoire, que leur situation est sans appel, m’aurait semblé éthiquement problématique. Et j’ajouterai, même si c’est polémique, que les preuves de l’efficacité des électrochocs sont très solides, bien qu'ils puissent causer des pertes de mémoire. Et que dans certains cas, lorsque les patients ne répondent à aucun autre traitement, y avoir recours peut valoir le coup. Parfois, on prend des risques en médecine, et on fait des choses pour les patients que l’on ne ferait jamais pour des personnes en bonne santé.



Pour certains, les antidépresseurs sont un pur produit du capitalisme contemporain : ils permettent de produire de bons consommateurs et des travailleurs efficaces. Nul besoin alors de s’attaquer à l’aliénation et aux inégalités. Qu’en pensez-vous ?


La commercialisation du Prozac, à la fin des années 1980, coïncide avec l’avènement de l’ère néolibérale et son cortège de politiques d’austérité, de coupes dans les services publics, de diminution de la taxation des plus riches. Cette politique a entraîné une augmentation des inégalités, rendue l’ascension sociale plus difficile pour les plus pauvres et mis en péril la stabilité des classes moyennes. Le néolibéralisme a aussi entraîné un émiettement de la société. Les structures de solidarité, comme les syndicats, ont été fragilisées par une très forte répression et on a commencé à tout penser par le prisme de l’individu. Margaret Thatcher a cette phrase célèbre : « La société n’existe pas », qui signifie que nous sommes tous des acteurs individuels isolés. Dans le cadre de cette idéologie, dominante depuis plus de 40 ans, la santé est aussi conçue comme une question exclusivement individuelle. Et cela fonctionne à merveille avec le fait de mettre tout le monde sous Prozac, avec la promotion de la psychologie positive, avec toute l’industrie du bonheur et de la gratitude qui l’accompagnent. Orienter exclusivement les traitements sur l’objectif de faire de quelqu’un un meilleur travailleur ou un meilleur consommateur, c’est une manière purement instrumentale de penser les êtres humains. Donner des médicaments à tout le monde, ou nous faire croire que nous devons être heureux tout le temps, permet d’ignorer le contexte social et les logiques d’aliénation. Alors même que la science épidémiologique est formelle : toutes les formes d’inégalités et les effets d’adversité ont des conséquences sur la prévalence de la dépression. Je souscris à ces critiques, mais est-ce une raison de ne pas avoir recours à des traitements que l’on sait fonctionner ? Nous devrions  tous travailler à l’avènement d’une société plus juste, favoriser l’accès à la santé et à une vie épanouie pour tous. Bien sûr que l’usage des médicaments a un coût, bien sûr que se ruer sur eux n’est pas toujours la meilleure solution, mais aucune personne souffrant de dépression ne devrait avoir à attendre l’avènement de l’utopie pour accéder à une forme de soulagement.




Propos recueillis par Aïnhoa Jean-Calmettes


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