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Par dessous le cruel débat qu'engage (jouer, ne pas jouer), l'incendie qui menace les intermittents (et par voie de conséquence les festivals de l'été) aura au moins eu le mérite de faire tomber pas mal de masques. Il aura aussi redonné une vigueur politique inattendue à des professions qui s'étaient dangereusement ramollies ces dernières années, quand le socialisme de gouvernement obligeait les milieux de la culture à s'en tenir au ventre mou d'un silence complice.

Depuis quelques jours, les choses redeviennent incroyablement claires. Il y a des camps, deux, ni plus ni moins, ceux qui défendent les artistes et les œuvres qu'ils produisent dans le cadre de leur mission de service public ; et ceux qui ne comprennent pas que l'art puisse être préoccupation «de» l'Etat, défendant l'idée simpliste que les artistes et la culture n'ont rien de commun, voire se nuisent mutuellement.

Or ceux qui défendent la seconde position (libérale – privatisante et dénationalisante) sont au pouvoir depuis le 21 avril 2002. Il est donc parfaitement logique qu'ils décident le démantèlement d'un système d'aide publique aux artistes, qu'ils jugent totalement anomale par rapport à la logique libérale dominante (n'oublions pas que «nous» les avons élus à 82 % - nous avons tendance à l'oublier...)

L'équation maintenue jusqu'au 26 juin était la suivante : les artistes travaillent de manière continue tout au long de l'année, mais leur statut social oblige à une discontinuité, qui fait alterner temps salarié et temps chômé. Les raisons de cette situation sont nombreuses : multiplicité de leurs employeurs, disparité de leur travail, voyages de tournées, répétitions peu comptabilisables, préparations des spectacles ou des films – autant de contraintes qui ne permettent pas d'imaginer un salaire homogène et continu.

Que la droite s'y oppose, rien d'étonnant. Le Medef n'y voit que privilèges et abus de pouvoirs, c'est assez logique. Ce qui l'est moins, c'est la prose du directeur du festival d'Avignon, Bernard Faivre d'Arcier (socialiste, pensait-on), parue dans les pages «Horizons débats» du monde daté du 1er juillet 2003. A quelques jours de l'ouverture du festival, le directeur (sortant) a décidément choisi son camp. Dans son argumentaire, l'analyse ne cesse de céder las au mépris désabusé : les intermittents veulent annuler les festivals de l'été, ils ne savent pas ce qu'ils font, ils scient la branche sur laquelle ils sont assis. Victimes de la peur et de l'ignorance, ces individus à la dérive commettent un acte «suicidaire», ils oublient (comme d'habitude) le public et détruisent l'économie locale des villes festivalières.

Le texte a le mérite de la clarté. On y apprend plusieurs choses qui restaient embrouillées et confuses, en ces périodes implicitement «culturophobes».
1. Les artistes ont peur (car précaires, aliénés, manipulés), ils disent et font donc n'importe quoi.
2. Les artistes ne savent pas lire les textes signés par de doctes «représentants» (de quoi, de qui ?).
3. Les artistes deviennent de jour en jour les porte-paroles de la «frustration ambiante des conflits sociaux récents».
Dans cette analyse, l'artiste apparaît comme un quasi débile mental manipulé, ballotté par des conditions et situations qui lui échappent complètement.

L'artiste n'est sans doute pas une catégorie politique exemplaire et sans faille – s'il en est une. Mais le problème est ici de voir un directeur de festival (et pas des moindres, l'un de ceux dont la carrière est tout entière fondée sur celle des artistes qu'il défend) se couper, par principe, de ceux qui le font vivre. Le naufrage du festival d'Avignon, aussi catastrophique soit-il, n'est rien par rapport à l'avenir des créateurs et des diffuseurs (directeurs de lieux et de festivals compris) promis par notre ministre-embaumeur. Rappelons-nous, il le disait déjà quand Jacques Chirac faisait campagne : nous allons «sanctuariser» le budget du ministère de la Culture. Il ne fait pas autre chose que ce qu'il a dit : mise à mort, secteur après secteur, de ce qui constitue le terreau des forces vives de l'art et de la pensée. Et cette politique est évidemment concertée : sanctuariser l'art et la pensée, c'est mettre sur pause la réflexion et le jugement libres de plus en plus de nos concitoyens, «cathodiquement» hébétés, et anesthésiés par la soif suicidaire de la consommation vaine.

La véritable réponse de gauche n'est donc pas d'exiger quelques aménagements ou plans de redressement face à une catastrophe économique, comme le suggère Bernard Faivre d'Arcier. Cette comparaison avec le monde de la sidérurgie sinistrée fait symptôme : oui le socialisme de gouvernement a lui aussi parfaitement intégré la libéralisation marchande de l'ensemble du service public, santé, retraites, éducation, recherche et culture. Contre toute logique aménageante, le syndicat des entreprises artistiques et culturelles (Syndeac) retrouve (enfin) un souffle politique, après avoir courbé l'échine pendant toutes ces années de gouvernement «socialiste». Dans une lettre au Premier ministre, le Président du Syndeac écrit : «On ne peut réformer le système de l'intermittence sans interroger au préalable l'ensemble des politiques publiques pour l'art et la Culture et leur financement.» Dès mars 1984, le statut des intermittents (dont le nombre s'est mis à augmenter sensiblement) posait question et appelait cette revendication, qui ne vint que deux décennies plus tard. Et pourtant des propositions existaient déjà, dont l'idée défendue par Jack Ralite et Pierre Bérégovoy d'un «fond de garantie alimenté par des prélèvements parafiscaux».

Le temps n'est plus au sanctuaire, mais aux nouvelles semences. Il faut exiger une réelle politique de financements (que la revue Mouvement appelle ces vœux depuis deux ans, sous la forme d'une pétition pour le doublement du budget de la culture – pétition que beaucoup de décideurs n'avaient pu signer à l'époque, pour de biens obscures raisons...), afin de rendre possible, à sa juste hauteur, le service public de l'audiovisuel et des arts vivants.

Quoi qu'en disent certains directeurs chagrins, les artistes sont prêts à engager cette réflexion en toute sérénité. Contre toute attente (et ils nous avaient en effet depuis dix ans habitué au silence atomisé), ils ont montré qu'ils pouvaient parler ensemble, et d'une seule voie, sur l'essentiel, malgré leurs différences et divergences évidentes. Oui, monsieur Faivre d'Arcier a du souci à se faire s'il veut maintenir les choses «en l'état». Les artistes sont déterminés au changement, et ce travail politique se fera, n'en doutons pas, pendant l'été. Rien ne pourra empêcher le mouvement de pensée de se développer, et surtout pas les arguments d'épicerie locale. Non : les états généraux de la création artistique sont en marche, et ils s'inviteront à Avignon. Le festival 2003, qu'il ait lieu ou non restera dans les mémoires pour ce qu'il doit être : le lieu d'une résistance active et collective. Une construction d'avenir, même si elle implique aujourd'hui de la dépense (Georges Bataille). C'est la définition même de l'art, et de son destin public.

Un dernier point : quelques voix (célèbres) se sont élevées pour dénoncer les menaces d'annulation du festival d'Avignon. Bien sûr ils ont raison, quel gâchis. Sauf que ces voix qui s'élèvent représentent précisément des projets fort peu touchés par les turbulences du régime de l'intermittence. Par le cinéma (Chereau) ou par une organisation très autonome, de type phalanstérienne (Mnouchkine), ces artistes démontrent à leur insu à quel point le système des aides publiques doit être profondément réformé. Ils ne sont pas fondamentalement touchés par les atteintes du moment, précisément parce qu'ils se sont organisés autrement, aux marges du service public. Quant aux quatre cent compagnies du festival off, qui risquent en effet leur peau à ne pas jouer, on ne les entend pas relayer cette parole alarmiste. Faut-il en déduire que l'annulation du festival n'est pas d'abord un bûcher allumé par les artistes eux-mêmes, mais une mutilation collectivement assumée, pour éviter que la mort, «sanctuarisant», ne gagne de partout ?

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