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Dans le débat actuel sur le régime spécifique de l'intermittence dans le spectacle vivant et l'audiovisuel, il est assidûment répété que ce régime doit être réformé car il atteint un niveau de déficit (800 millions d'euros) qui « plombe » les comptes de l'Unedic, et que ce déficit devient « insupportable » à l'ensemble des salariés qui, par leurs cotisations, assurent les recettes du régime général d'assurance-chômage.
C'est dans ce contexte qu'il convient d'apprécier le bilan du Plan d'aide au retour à l‘emploi (Pare), effectif depuis deux ans. Rappelons que l'Unedic est gérée paritairement par les « partenaires sociaux » ; sa présidence est actuellement assurée par Michel Jalmain, de la CFDT, qui a signé avec le Medef, le 27 juin, l'accord sur les annexes 8 et 10 de l'Unedic.
Alors que se creuse le déficit global de l'Unedic (qui devrait atteindre, à la fin 2003, 3,3 milliards d'euros), son conseil d'administration (exceptée la CGT) a dressé un « bilan positif » du Pare. Mais l'annonce d'une revalorisation des allocations chômage au 1er juillet de 2,15% dissimule une baisse substantielle des durées et des conditions d'indemnisation. Alors que sur la période 2000-2001, 868.000 emplois avaient été créés dans le champ de l'Unedic (dont les caisses se sont alors trouvées excédentaires), seuls 109.000 emplois ont été créés en 2002. C'est cette seule « dépression » qui explique la situation actuellement déficitaire de l'Unedic. Comment gérer une telle situation ? A l'exception de FO et de la CGT, les administrateurs de l'Unedic ont, sans états d'âme apparents, décidé en décembre dernier de nouvelles dispositions qui vont exclure du chômage indemnisé, entre janvier 2004 et fin 2005, quelque 600.000 chômeurs, dont 200.000 dès le mois de janvier prochain. Et cette brutale saignée n'est qu'un début... « Aussi lourdes de conséquences qu'elles soient pour les chômeurs, ces mesures de redressement sont insuffisantes pour compenser l'effondrement de la croissance économique », peut-on benoîtement lire dans les pages économie du « Figaro ».
Si le régime d'intermittence, spécifique aux métiers du spectacle et de l'audiovisuel, est à ce point dans le collimateur du Medef (et, plus curieusement, de la CFDT), c'est que cette « anomalie », liée à « l'exception culturelle », est l'un des derniers remparts possibles à la précarisation outrancière de l'emploi que l'organisation patronale cherche à instaurer derrière l'objectif de « refondation sociale ». A ce titre, et quels que soient les abus dont ce régime d'intermittence a été victime ces dernières années (d'abord et principalement de la part des parcs de loisirs, et aujourd'hui, des mastodontes de la production audiovisuelle ; abus dont le ministère de la Culture comme les syndicats reconnaissent, en privé, qu'aucune mesure ne parviendra réellement à les éradiquer) ; son « déficit » (le chiffre même de 800 millions d'euros, qui est avancé, est en lui-même, techniquement contestable, mais nous n'entrerons pas ici ans ce débat comptable) est le prix à payer d'une couverture sociale et d'une continuité de revenus qui, même modestes, permettent à des milliers d'artistes et de techniciens d'exercer leur art sans sombrer dans la précarité la plus totale. Ce régime de l'intermittence pourrait (et devrait) aujourd'hui être revendiqué par d'autres catégories socio-professionnelles !
Le « ras le bol » qui s'exprime dans le mouvement des intermittents trouve sa source dans cette contradiction intenable : alors que la société demande aux acteurs de la vie culturelle de nombreuses et variées « missions de service public », la collectivité publique semble éprouver de moins en moins d'égards aux conditions d'exercice de ces « missions ».
Parce qu'ils « bénéficient » d'un régime qui présente certes quelques « privilèges » par rapport au régime général, les intermittents sont abusivement désignés comme étant des « privilégiés ». Un simple examen des chiffres rétablit la vérité. Selon les éléments fournis par l'Unedic, en 2002, 102.000 intermittents indemnisés ont perçu un total de 952 millions d'euros d'indemnités. Nul besoin d'être expert en mathématique : un intermittent a perçu en 2002 une moyenne de 9.333 euros, soit 777,75 euros par mois. Où sont les privilèges ?
Il est un autre paradoxe, essentiel à saisir : pour beaucoup de ceux qui, bon an mal an, en vivent, l'intermittence n'est pas un pis-aller, elle est un choix de vie et de travail, parfaitement assumé comme tel. Consulté par le Premier Ministre sur la « valeur travail », le Conseil Economique et Social vient de rendre son avis. Il estime nécessaire de « repenser le contenu du travail avec l'idée d'en améliorer les conditions avec des revenus décents », et recommande de « concilier l'inévitable mobilité du travail avec l'indispensable sécurité du travailleur, grâce à des garanties collectives ». On ne s'étonnera pas que le Medef ait instantanément tenu à émettre ses « plus grandes réserves » sur cet avis du Conseil Economique et Social. Et on est là au cœur de ce qui se joue actuellement dans le conflit des intermittents !
Quel est en effet, aujourd'hui, l'horizon du travail ? Dans le cadre du Pare, l'Assedic de l'Ouest francilien (Hauts-de-Seine, Yvelines et Val-d'Oise) expérimente actuellement une « formule de retour à l'emploi pour des cadres expérimentés par le biais du consulting ». Il suffit, sans autre forme de commentaire, de citer un article du « Figaro » (en pages Economie, 3 juillet 2003) sur cette expérience ô combien innovante. D'emblée, l'article précise, à propos de ce « stage consulting » : « comme dans les courses de Formule 1, les places sont réduites : 16 stagiaires » (pour 200 cadres potentiellement intéressés). Le directeur du centre de formation qui organise ce stage explique : « Aujourd'hui, pour qui perd son emploi, c'est souvent le CDI ou rien. Or, pour des cadres expérimentés, il y a une solution intermédiaire, le consulting. Elle s'accompagne d'une palette de statuts : salariat, travail indépendant, mission, CDD, intérim ». Car dans les entreprises, « si le nombre d'emplois reste stable, le nombre des missions est en hausse de 25% ». Dans un tel contexte, le travail devient un marché au sein duquel le travailleur doit lui-même se mettre en vente ! L'article du « Figaro » cite le témoignage édifiant d'une jeune femme de 41 ans, qui a travaillé vingt ans dans les métiers de la communication avant d'être licenciée d'une start-up en juillet 2002. Grâce à ce « stage consulting », elle confie : « J'ai repris confiance en moi. J'oublie les réflexes des salariés. J'y apprends l'autonomie. Je ne suis plus demandeur d'emploi. Mais je vends mon expertise. (...) Les entreprises ne prennent plus de risques. C'est à nous de savoir leur répondre ponctuellement ».
Comme M. Jourdain faisait de la prose sans le savoir, les intermittents (artistes et techniciens) pratiquent depuis des années le « consulting » et « vendent leur expertise ». A cette différence près que les « entreprises culturelles » (compagnies, lieux de création, sociétés de production indépendantes) ont encore le sens du risque (le fameux « risque artistique »), qu'un spectacle ou un film sont des œuvres avant que d'être (accessoirement) des « produits », et que c'est cette dimension-là que recouvre, aussi, le régime de l'intermittence.
Pour autant, chacun, du gouvernement aux organisations syndicales, semble convenir que doit intervenir une « réforme » de ce régime de l'intermittence. En effet, mais pas seulement. A regarder de près l'accord conclu entre le Medef et trois syndicats minoritaires le 27 juin dernier, les dispositions retenues sont à la fois dangereuses et dérisoires. Elles sont dangereuses, car en excluant à court terme, selon les estimations, 15 à 50 % des intermittents actuels de l'indemnisation du chômage, c'est toute l'économie, fragile, du spectacle vivant et de la création audiovisuelle qui va être gravement déséquilibrée et se retrouve ainsi « prise en otage ». Elles sont dérisoires, car outre que la sanction des abus restera un vœu pieux, elles ne résolvent absolument rien. La bonne santé financière de l'Unedic dans son ensemble, et du régime des annexes 8 et 10 en particulier, dépend en premier lieu d'une dynamique retrouvée de l'emploi. Si le nombre d'intermittents a doublé en 10 ans, ce n'est pas en soi une calamité, bien au contraire. Dans le spectacle vivant, la multiplication des lieux de création et de diffusion (dont les festivals, qui sont aujourd'hui dans l'œil du cyclone) témoigne d'une diversification et d'un enrichissement de la vie culturelle à travers tout l'Hexagone. Ce mouvement n'est pas prêt de s'arrêter, et de nouveaux bataillons d'intermittents (notamment les emplois-jeunes laissés sur le carreau par la non reconduction des aides publiques à certains lieux émergeants ou alternatifs) vont venir gonfler les rangs de la création. Qui saurait s'en plaindre, à l'heure où le petit écran est envahi et contaminé par la « télé-réalité » ?
Enfin, s'il y a un élément positif dans le conflit en cours, et dans les annulations festivalières qui en découlent en cascade, c'est que l'on s'aperçoit, après que la culture ait été constamment suspectée d'être exclusivement dépensière, qu'elle est aussi un moteur économique non négligeable. Et ce ne sont pas les commerçants d'Avignon ou d'Aix-en-Provence qui nous démentiront ! Mais ce qui vaut pour l'économie d'une ville ou d'une région vaut aussi pour l'emploi. Or, depuis dix ans, la prolifération des foyers de création un peu partout en France est allée de pair avec une précarisation grandissante de leurs moyens et conditions d'existence. Il serait de temps de voir la « subvention » non comme une aumône charitablement versée aux artistes et à leurs projets, mais bien davantage comme une « incitation » ayant aussi une valeur de développement économique et culturel. En France, tous les secteurs d'activité sont, sous une forme une autre, « subventionnés » en fonction de cette équation. Au nom de quelle exception la culture n'aurait pas droit à la même considération ?
Le ministère de la Culture fait fausse route en cherchant, là aussi, à « refonder » son intervention sur une logique de rentabilité et de territoires (artistiques et géographiques), au sein de laquelle les institutions d'Etat seront épargnées voire consolidées, tandis que les structures indépendantes seront confiées au seul bon vouloir, politique et financier, des collectivités locales et régionales. C'est en ce sens que la position du Syndéac (Syndicat des directeurs d'entreprises artistiques et culturelles), qui demande au gouvernement de relancer une politique culturelle ambitieuse et appuyée sur une réalité déjà existante, en préalable à toute réforme du régime de l'intermittence, mérite d'être entendue. Car ce n'est qu'en donnant aux « entreprises culturelles » (associations incluses) les moyens de développer leurs activités, qu'une plus forte permanence de la vie artistique dans ce pays, articulée à un dynamique vivier d'intermittence, assurera aux annexes 8 et 10 un meilleur équilibre aux caisses de l'Unedic. Et que l'on pourra sortir du cercle infernal où l'on voit aujourd'hui une grande centrale syndicale comme la CFDT clamer de façon poujadiste que les cotisations assurance-chômage des entreprises et salariés des secteurs de l'industrie et du commerce n'ont pas vocation à financer la politique culturelle de notre pays !
Ce ne sera, hélas, pas suffisant. Car derrière la question du financement du régime des intermittents du spectacle et de l'audiovisuel se profile l'épais problème qui traverse aussi bien l'indemnisation du chômage, le système des retraites, le domaine de l'enseignement et celui de la santé publique. En ce qui concerne l'Unedic, au vu de la raréfaction de l'emploi permanent et des pronostics plus qu'aléatoires sur une reprise de la croissance, les cotisations peuvent-elles continuer à elles seules à assurer une continuité de revenus à tous ceux qui ne sont plus salariés que de façon intermittente ? Doit-on se résoudre à accepter que plus d'un demi-millions de chômeurs soient, à très court terme, privés de toute indemnité ? D'autres modes de taxation et de redistribution existent. Il est urgent que la réflexion s'engage, politiquement et culturellement, sur ce point essentiel. Le 21 avril dernier, la France n'a pas voté pour le Medef et son projet de « refondation sociale ». Veut-on que la somme des frustrations et des précarités, qui a conduit au second tour de l'élection présidentielle le candidat du Front national, ne produise dans un proche avenir un séisme encore bien plus grand ? Face à ce danger, comme on l'a vu le 21 avril, les seules digues d'une « politique culturelle » ne sont en effet pas suffisantes. Mais il est peut-être temps de changer de culture politique. A sa façon, c'est ce à quoi invite le mouvement des intermittents, bien au-delà de ses propres revendications.

Jean-Marc Adolphe

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