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1. Les intermittents permettent d'observer une coupe transversale de ce
qu'on pourrait définir, faute de mieux, comme la "production culturelle".
Schématiquement, on peut distinguer trois grandes secteurs de cette
production : l'industrie culturelle des multinationales de la
communication, de l'entertainment et du loisir , la culture d'État
(Théâtres Nationaux, Direction régionales de l'Action Culturelle, Musées
etc.) un secteur hétéroclite, de plus en plus large, d'auto-production, de
production subventionnée, d'amateurisme. C'est là qu'affluent jeunes et
moins jeunes qui, selon des modes spécifiques ("professionnel" et
"non-professionnel"), résistent au laminage médiatique de la subjectivité, à
l'homogénéisation et à la codification de la sensibilité.

Nous ne soutenons pas que ce secteur de la production culturelle soit le
seul lieu de résistance et d'expérimentation, mais l'élargissement des
pratiques artistiques et culturelles qu'il incarne constitue un vivant
patrimoine à sauvegarder et encourager. Les trois secteurs ne sont pas
étanches et les intermittents traversent ces différentes productions par des
passages de l'une à l'autre : on travaille pour une chaîne de télé comme on
participe aux messes culturelles, pour gagner sa vie ; aux compagnies est de
plus en plus demandé de faire, à côté des spectacles, des stages de
formation, du "travail social" dans les quartiers, les écoles, avec la
population. Les exemples abondent. La consistance des espaces publics créés
par l'industrie culturelle et la politique d'État diffère fondamentalement
selon les dynamiques portées par ce troisième pôle de la production
culturelle. Le rapport Roigt affiche la volonté de voir normalisé ce pôle en
le rendant complètement fonctionnel et subordonné aux deux autres. Les
espaces de liberté relative, qui avec mille ambiguïtés, avaient été créés à
partir des années 1970 et consolidés dans les années 80 - y compris un
dispositif avaricieux et discriminatoire tel le RMI " rétribue " la création
et l'intermittence- doivent disparaître. Ce troisième pôle, déjà très mal en
point, risque d'être laminé et rejeté dans la marginalité. Les complicités
avouées ou inconscientes (nous sommes très gentils ! ) envers cette
politique de normalisation ne sont pas rares à gauche.

1.2 La destruction du savoir artistico-intellectuel.

Les syndicats, et avec eux les tenants de
l'exception culturelle, voudraient une industrie culturelle florissante et
une solide culture d'Etat. Il y aurait ainsi des emplois stables et
garantis, des statuts qui entrent dans la norme du travail salarié dont
rêvent nos représentants. Quelle dangereuse illusion que cet avatar de la
politique de plein emploi ! (quant au succès de cette politique, se
renseigner auprès de M. Jospin et de la gauche plurielle). Ces illusions sur
le plein emploi butent sur deux obstacles majeurs. Premier obstacle : que l
'on se trouve employé dans l'industrie manufacturière, dans celle des
services ou dans l 'industrie culturelle, force est de constater que la
précarisation, la flexibilité, la hiérarchisation salariale et statutaire
sont de règle. Compter sur un improbable surplus d'emploi comme facteur de
modification qualitative de cette norme salariale, c'est opter pour une
impasse.

Le deuxième obstacle concerne le point de vue subjectif de
"travailleurs" et des "usagers" : le refus de la destruction des savoirs et
des connaissances artistico-intellectuelles pratiquée par l'industrie
culturelle et la culture d'Etat. Travailler pour produire une émission de
variétés, pour écrire le scénario d'une série télévisuelle, pour des
productions cinématographiques maisons qui concurrencent Hollywood, signifie
détruire sa propre "force de travail". Se soumettre à un travail reproductif
et répétitif, différent selon qu'il s'agisse de l'industrie culturelle
(production en série, travail à la chaîne non plus pour produire des
automobiles, mais des signes et du "sens") ou de la culture d'État (ici
l'espace d'expression n'est pas rigidement codifié comme dans l'industrie
culturelle ; il s'agit d'une autre façon de reproduire les valeurs
établies). Ces fonctions d'anti-production de l'industrie culturelle se
manifestent également dans d'autres domaines : le travail de pigistes dans
une grande partie de la presse n'est déjà plus un travail de rédaction, mais
la de reproduction variée de l'information des agences de presse ; le
travail des jeunes architectes est souvent un travail de "nègres" pour de
grands bureaux d'architecture and so on. Le grand projet de convergence du
"contenant" (réseaux de distribution cinémas, chaîne de télé, réseaux
télématiques ) et du "contenu" (film, livre, musique, spectacle) des
multinationale de la communication a échoué pour l'instant (voir Vivendi et
AOL). Une très grande résistance s'est manifestée, s'exprimant pour la
gratuité et la libre circulation du savoir et de la connaissance.

L'industrie culturelle rencontre ici les limites du vol et de la rente
qu'elle veut imposer à travers la propriété intellectuelle et les droit
d'auteurs (ou sa version américaine, le copyright). La défense
inconditionnelle des droits d'auteurs de la part des syndicats ne tient pas
compte de la massification de la production et de la consommation du savoir
et de la connaissance. Cela les rapproche du point de vue des grandes
multinationales de l'industrie culturelle, arc-boutées sur une forme de
rémunération des artistes qui n'est plus en syntonie avec le devenir de la
coopération sociale. La déconnexion du revenu de l'emploi (sur laquelle
avait insisté la coordination de Lyon en 92) que l'intermittence implique,
fait partie de cette résistance plus générale à la marchandisation du savoir
et de la connaissance. Si on ne devait vivre qu'avec l'emploi de l'industrie
culturelle et de la culture d'Etat, le chantage à nos savoir
artistico-intellectuel serait intolérable. Et c'est toujours en partant de
la socialisation du revenu que la question de droits d'auteurs peut être
discuté.

En effet, il faut inventer d'autres modalités de rémunération. Le
salaire direct issu de l'emploi comme seule rémunération des travailleurs
appartient déjà à l'histoire ancienne d'avoir été complété de diverses
prestations de salaire social. Le droit d'auteur comme rémunération des
artistes fait lui aussi partie d'une époque révolue du capitalisme. Là
aussi, nous ne pouvons résister à l'appropriation capitaliste du savoir en
défendant le statu quo !De la même manière, nous ne pouvons résister à la
mise en discussion des annexes 8 et 10 en nous limitant à la défense des
"acquis sociaux". Pourquoi nous nous trouvons dans cette situation ? 1° Le
statut des intermittents ne peut pas être maintenu face au développement
massif de la précarité (chômeurs, intérim, précarité non seulement dans les
secteurs traditionnels, mais aussi dans le journalisme, parmi les
chercheurs, les architectes, les informaticiens etc.) 2° Le "statut" doit
tenir compte du changement de l'industrie culturelle, mais surtout de la
modification et de la massification du travail artistico-culturel. Les
garanties sociales des intermittents pourraient gagner une légitimité
sociale et économique d 'être confrontées à ces changements (à l'ordre du
jour depuis les luttes de 92 - voir une partie des propositions des
coordinations de l'époque).

2. L'industrie culturelle et la production de subjectivité.

L'industrie culturelle n'est pas seulement un secteur de plus
en plus important de la valorisation capitaliste, mais le lieu central de la
production de subjectivités contemporaines. L'augmentation massive du nombre
des intermittents, l'explosions des "activités artistiques" (avec ou sans
statut) ne sont que des symptômes du développement de ce que Félix Guattari
définissait comme l'émergence du nouveau paradigme esthétique : "la
puissance esthétique de sentir, bien qu'égale en droit aux puissance de
penser philosophiquement, d'agir politiquement, nous paraît en passe
d'occuper une position privilégiée au sein des Agencements collectifs
d'énonciation de notre époque." Cette puissance de création est moins que
jamais réservée à quelques bohémiens et artistes originaux. Elle est devenue
un phénomène de masse à maîtriser, auquel on doit enlever toute capacité de
production d'altérité sociale, toute hétérogénéité aux finalités de la
valorisation capitaliste et à la culture d'État, toute capacité de produire
de la singularité.

L'imprévisibilité et l'incertitude de l'événement
créatif, des modes de subjectivation qui l'irrigue et le nourrissent,
doivent être reconduit à la sérialité et la prévisibilité du marketing
"culturel". L'industrie culturelle est le mode de capture et de
standardisation de la puissance de création des individus sociaux ; le
dispositif de standardisation, d'homogénéisation et de formatage des mode de
communication, des désirs et des croyances, des subjectivités. L'industrie
de l'information et de la communication opère au coeur de la subjectivité
humaine, non seulement au sein de ses mémoires, de son intelligence, mais
aussi de la sensibilité, de ses affects et de ses fantasmes inconscients. Ce
qui est usiné par la production capitaliste ce ne sont pas seulement des
flux de matière première, des flux d'électricité et des flux de travail
humain (comme le récite un marxisme suranné) , mais aussi des flux de
savoir, de flux sémiotiques, qui reproduisent des attitudes collectives, des
comportements, des valeurs. La formation de l'opinion publique et le
formatage des publics constituent des modalités primordiales de contrôle des
formes de vie pour la subjectivité contemporaine.

Dans les sociétés disciplinaires, la "production de la subjectivité" passait
essentiellement par des institutions closes, telle l'armée, l'école,
l'usine, l'hôpital, l'asile. Dans ces espaces clos, la discipline agissait
sur les corps muets.
Aujourd'hui, dans les sociétés de contrôle, sans que les fonctions de ces
institutions soient épuisées, elles sont intégrées à des dispositifs de
"production des publics" (publics de télévision, public musical, public
littéraire, public de loisirs, public culturel etc.). L'action de formatage
de la subjectivité mobilise d'abord, la parole, la conversation, les affects
et la perception des personnes qui ne sont pas en contacts physique comme
dans l'usine ou l'école, mais qui interagissent "à distance". Les publics ne
remplacent pas les groupes sociaux, mais se superposent à leur dynamique
territorialisée, et ouvrent à d'autres modalités de contrôle et de
standardisation. Pour le dire d'une formule : au moulage des corps se
superpose une modulation des cerveaux (modulation par les flux des images,
des sons et des données électronique). On peut réfléchir à ces mots de Félix
Guattari : "Faute d'agencer de tels processus machiniques selon des
finalités assumées collectivement, on aboutit à une sorte d'intoxication
sémiotique généralisée", à une véritable pollution des cerveaux. Déconnecter
le revenu de l'emploi, de la mesure du travail, ce n'est pas seulement
bâtir une assurance contre les risques de la production culturelle actuelle,
pas seulement sauvegarder des espaces de "liberté", mais aussi une occasion
pour établir un rapport différent avec les publics, une manière de se
soustraire collectivement à l'asservissement et l'assujettissement de nos
perceptions, de nos sensibilités et de nos désirs. .

3. La sécurité (policière) et la sécurité sociale

Pourquoi le mot sécurité, inscrit dans le
syntagme "sécurité sociale", est-il devenu le fer de lance d'une société de
police ? Pourquoi la sécurité représente-t-elle le volet intérieur du
nouveau régime de guerre dans lequel nous vivons ? Le terme sécurité a
pourtant longtemps porté un tout autre sens. La sécurité a eu une fonction
progressive et émancipatrice lorsqu'elle définissait une politique de
couverture des risques sociaux des ouvriers et des prolétaires dans la
production et dans la vie. Aux changements des risques (précarité, chômage,
flexibilité, pauvreté) que la nouvelle organisation de la production
capitaliste impose, n'a pas suivi une politique de couverture sociale
adéquate. On est encore dans une logique selon laquelle la couverture
sociale est indexée au travail (malgré l'extension de la couverture
maladie), ou plus précisément à l'emploi. Il est clair que tous ceux qui
n'ont pas droit à la sécurité sociale ont droit à la police. Nous retombons
encore sur les malheurs de la politique de l'emploi. Ici aussi il y a
nécessité de déconnecter la sécurité, les droits sociaux de l'emploi et de
fabriquer du droit pour tous. Sécurité veut dire aujourd'hui police et ne
pourra signifier rien d'autre tant qu 'elle ne se couplera avec de nouveaux
droits, pour toutes les formes de travail, tant qu 'elle ne signifiera pas
de nouvelles garanties pour ceux qui ont un emploi et pour ceux qui n 'en
ont pas.

Précaires Associés de Paris, 3 juillet 2003.

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