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Gauche, gauche, droite, crochet, crochet, direct : un homme, silhouette frêle et accidentée, distribue les coups à la caméra au sommet d’une colline. Avec cette vidéo, le spectacle Forme(s) de vie, conçu par Éric Minh Cuong Castaing, s’ouvre sur une promesse : combattre la vision de la « norme » sur les corps considérés comme « non-valides » – et, de fait, mis à la marge –, comprendre ce que peut générer la « perte de mobilité ». À mesure que Kamal Messelleka, ancien boxeur professionnel, et Élise Argaud, danseuse – tous deux résidents à La Maison de Gardanne, un lieu d’accompagnement et de soins pour les personnes atteintes de maladies graves – évoluent sur scène et s’emparent de l’espace jusqu’aux gradins, c’est un renversement des regards qui s’opère. Leurs respirations, leurs râles, leurs pauses, leurs exultations, la précision et la faillibilité de leurs gestes imposent leur grâce, dans des tableaux qui rappellent La Descente de croix de Rubens, le Radeau de La Méduse de Géricault ou encore une danse du Foehn. Davantage que des « exosquelettes », les trois danseurs (Yumiko Funaya, Nans Pierson et Aloun Marchal – co-chorégraphe) qui accompagnent le déploiement de ces corps – tantôt en les démultipliant tantôt en les soutenant, voire en les défiant – s’avèrent des compagnons de jeu et des camarades de lutte. De même, les films projetés sur scène s’immiscent moins comme des entractes que comme des extensions du lieu et du temps de la représentation mais aussi des corps et de leur mémoire. Tournées dans la garrigue, les vidéos suivent la procession d’un groupe d’individus vers le sommet de la Sainte-Victoire ou dans le « voyage immobile » d’Annie, allongée sur un lit, entourée des soignants et des danseurs. Pour Éric Minh Cuong Castaing, Forme(s) de vie, c’est d’abord la « reconquête des territoires » que ces personnes ont perdus. Que ce soit la montagne, la scène, le corps ou l’attention d’une société obsédée par la performance et l’innovation.

 

Comment percevez-vous la représentation des corps dits « non valides » sur la scène des arts vivants ?


 Il y a une certaine ignorance parce qu’il existe peu de grilles de lectures transmises dans le monde du spectacle vivant pour regarder et montrer des corps en « situation de handicap », lesquels représentent pourtant 10 % de l’humanité. Si on pense de manière un peu plus militante, on pourrait dire qu’il s’agit de discrimination. En tout cas, c’est une situation qui raisonne avec ce que j’ai pu traverser en tant qu’artiste racisé. Selon l’artiste et chercheuse No Anger, elle-même en « situation de handicap », si ces personnes sont montrées à la télé, c’est en tant que ressort émotionnel pour les héros et les héroïnes : elles permettent de montrer leur part humaine et empathique. Elles les valorisent. Ce sont les rôles qu’avaient les personnes racisées ou queer il y a encore une dizaine d’années. Il existe des convergences de pensées, notamment aux États-Unis, entre la représentativité des minorités raciales et des personnes en situation d’empêchement physique.

 

Vous parlez de « danse spécifique » pour qualifier Forme(s) de vie. Qu’entendez-vous par là ? 


Il s’agit de détecter une façon spécifique de bouger puis de développer une forme à partir de cela. À travers l’écriture, on crée une danse commune avec des personnes qui ont leur propre histoire du mouvement afin de permettre au public de regarder et de ressentir ce mouvement au-delà des premières assignations : celles de l’empêchement total voire de la morbidité. Nous avons tous un rapport différent aux gestes : pour ma part, je viens du hip hop mais j’ai traversé la danse butô et j’ai une pratique des arts martiaux ; Aloun Marchal a de multiples inspirations dans ses propres chorégraphies, de ses expériences de « danse intégrée » en Suède ou du « performing art » comme par exemple chez l’artiste Tino Sehgal ; Yumiko Funaya est diplômée de Parts et était chez la Needcompany-Jan Lauwers, Nans Pierson vient de l’Opéra de Paris, tous deux travaillent avec le chorégraphe Noé Soulier. Malgré tout, il s’agit avant tout de ne pas partir de nos expériences pour ne pas créer de comparaisons. On ne cherche pas à ce que les spectateurs se disent en voyant des interprètes en situation de handicap physique : « Ah ils arrivent à faire ce mouvement, je ne pensais pas que c’était possible ! ». C’est ce qu’il se passe quand ils doivent interpréter des danses créées par des personnes dites « valides ».

 

Qu’est-ce qui a convaincu Kamal Messelleka et Élise Argaud, l’ex-boxeur et ex-danseuse, de rejoindre le projet ?


Ils ont un message à donner, non seulement par leur corps mais aussi par leur façon de vivre. Kamal a fait un AVC : il s’est retrouvé paralysé. Il a recommencé à bouger par les doigts, puis petit à petit par la main… Lui, parle d’une « seconde vie », trouvée à La Maison de Gardanne. Dans ce centre de soin palliatif avec une philosophie très particulière, on part du principe que dans « fin de vie », il y a « vie », avec son lot de désirs et de sensualité. Là-bas, il n’y a ni numéros sur les portes, ni blouses blanches, la nourriture est soignée, il y a des chiens, des chats et des activités artistiques. Ce centre a été créé dans les années 1990 pour les personnes atteintes du Sida, à une époque où la société les considérait comme des pestiférés. Cette philosophie du care a été une véritable matrice pour notre travail. Élise est engagée d’une autre façon. Elle a une position très claire, qui est pour moi une forme d’activisme. Elle est très exigeante sur les mots choisis pour la présenter, le regard qu’on porte sur elle peut influencer son état. Elle est atteinte de la maladie de Parkinson : son corps a été pris dans un processus de rigidification, vers l’extrême lenteur de ses mouvements, chacun de ses gestes nécessite une grande concentration, d’où cette présence, avec peu de clignotement des yeux, qui ouvre un espace mental proche du butô et donne une nature au temps. Élise cherche à vivre ces transformations comme de nouveaux espaces sensoriels.

 

 

Concrètement comment s’est déroulé le travail ?


Avec un certain pragmatisme : on doit tout organiser, des assistants de vie qui nous accompagnent aux logements accessibles aux « personnes à mobilité réduite ». Tu trouves des Airbnb où les gens te disent « t’inquiète tout le monde peut y aller » et tu te rends compte qu’il y a des marches super hautes. C’est très terre à terre mais tout ceci a un impact direct sur les corps et sur ce qui se passera ensuite sur scène. On doit s’adapter à une temporalité différente des « productions classiques » : les répétitions se font par cycle de 20 min, les journées commencent par un très long massage, il faut prendre le temps de mettre l’atèle de Kamal au même titre que l’on en prend pour orchestrer un plan séquence dans la forêt avec 15 personnes. Contrairement à ma précédente pièce, L’Âge d’or, où on était dans un rapport à la jubilation brute des enfants, là, on s’est confrontés à la mémoire d’une pratique, à une expérience de vie. On ne peut pas jouer avec Kamal, qui est un homme mûr : il fallait que le rapport au consentement soit lisible, c’est une question de dignité. À travers une danse commune, nous créons des portraits chorégraphiques qui montrent une variété d’interactions possibles et une complexité de personnalités. Aloun l’a très tôt affirmé : on doit augmenter les gestes d’Élise et de Kamal sans être pour autant dans un rapport de servitude. Nous devons toujours trouver nos propres enjeux à l’intérieur de leurs mouvements : Comment « moi, mon savoir, mon histoire » vont pouvoir apprendre de cette expérience ? Lorsque Kamal enchaîne des mouvements de boxe par exemple, son corps agit par réflexes. Lorsque l’on tente des acrobaties sportives, on ressent un plaisir presque enfantin chez lui. Pour Nans, qui n’avait jamais fait de boxe, il s’agit de se glisser dans l’expérience de quelqu’un qui a pratiqué ce sport pendant 30 ans. Parfois, c’est lui qui accélère les mouvements de Kamal pour créer des surprises et des sensations nouvelles. Yumiko augmente les intentions d’Élise dans une danse architecturée, sur le fil entre un mouvement sculptural et un rapport plus social. Mais on peut se demander : Qui augmente qui ? C’est là la question essentielle dont on a beaucoup débattu avec la dramaturge Marine Relinger, qui par ailleurs fait un documentaire avec Élise.


 

 


Finalement, cette pièce ne parle-t-elle pas plus du regard que de la « perte de mobilité » ?


Quand on parle « d’augmentation », cela suppose un enrichissement du regard à travers ces associations de corps. Le dispositif scénographique et cinématographique est pensé à partir d’une volonté de démultiplier les perspectives : Comment peut-on se voir en train de regarder et ce, dans le même espace ? On a tout de suite déboulonné la frontalité classique entre la scène et le public de manière à ce que la circulation des corps implique celle des regards. À certaines représentations, il y avait des personnes en situation de handicap parmi les spectateurs : leur façon de regarder aide à comprendre que partager les vulnérabilités ne se limite pas à une dimension douloureuse et pathétique, tu les incorpores. C’est aussi une question de perméabilité des rythmes, entre le médium des corps et celui du cinéma qui enrichit la façon de regarder ceux-ci. Les plans séquences, pensés avec le chef opérateur Victor Zebo, permettent de restituer une expérience physique vécue dans un espace-temps qui ne se transpose pas sur un plateau : un moment de confidentialité à l’hôpital, la matérialité de la nature qui fusionne avec celle des corps… Par exemple, la scène dans la forêt nous emporte dans un temps non-humain, en marge de tout espace civilisationnel. D’un seul coup, les corps âgés ne sont plus relégués à l’hôpital mais s’associent aux rides et aux textures des arbres. Ça régénère l’idée de la finitude.

 

Qu’avez-vous appris de ce projet ? 


 Ce projet m’a enlevé la peur de ce que doit être un « bon spectacle » ou une « belle œuvre » et permis de me détacher d’un rapport aliénant à l’art : À qui faut-il faire plaisir ? Notre mission ici, c’est aspirer à créer une nouvelle forme de vie en s’adaptant à celles de personnes en perte de mobilité. On a mis trois ans pour arriver à la première ! Car créer une forme de vie prend du temps, il faut respecter sa croissance. La pièce va grandir et changer avec les corps des interprètes. À un moment, elle ne pourra peut-être plus être faite, ce n’est pas beau mais naturel. On n'est pas face à des super corps d’interprètes sortis de toute réalité. »

 

 

> Forme(s) de vie d’Éric Minh Cuong Castaing a été présentée pour la première fois au festival de Marseille en 2021 ; les 20 et 21 février 2023 au Carreau du Temple pour le Festival Everybody  

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