L’Îlot de Tizian Büchi
Auteur d’un court-métrage remarqué en 2016, La saison du silence, Tizian Büchi confirme sa singularité dans ce docu-fiction poétique, Grand Prix au festival Visions du Réel. Comme dans L’Île au trésor de Guillaume Brac ou Le Parc de Damien Manivel, les destinées individuelles se dévoilent entre chien et loup, à la lueur d’un microcosme cosmopolite où une nature à l’état brut côtoie de grands ensembles urbains. Les rives de La Vuachère, la rivière qui coule auprès des habitations de ce faubourg de Lausanne, charrie des myriades de légendes. Au milieu de cette jungle fantasmagorique, il se raconte que le lit du ruisseau serait peuplé d’êtres invisibles et contiendrait des pépites d’or. Le réalisateur dresse une topographie de cette enclave géologique à travers les figures jumelées de deux agents de sécurité, chargés de dissuader les intrus de s’y aventurer. Pour quelle obscure raison et par qui ont-ils été mandatés ? Municipalité ou société privée ? Mystère. Mais c’est l’un des mérites du film : poser des questions qui demeurent sans réponses. Telles celles que se pose le candide et blagueur Ammar, jeune agent de sécurité irakien qui se lie d’amitié avec son supérieur Daniel, un affable et placide colosse angolais qui anticipe son avenir avec pragmatisme. Par l’intermédiaire de ce binôme aux personnalités diamétralement opposées, la caméra de Büchi s’immisce dans le quotidien des riverains. Toute une communauté d’anciens colonisés, arrachés à leur pays d’origine après un long et douloureux parcours migratoire, se trouve rassemblée dans ce canton miniature où règne en apparence une douce quiétude. Mais tout n’est pas si rose, comme en témoigne une récente descente de flics que les enfants se remémorent avec un mélange de crainte et de jubilation. La surveillance semble aussi s’inverser : le tandem de vigiles, dont la mission confine à l’absurdité, se retrouve lui-même scruté par des occupants de la cité qui apparaissent aux fenêtres comme des ombres furtives. À la nuit tombée, Ammar se met à errer dans les allées désertes, à la fois contemplatif et aux aguets. La rivière, que les deux agents débonnaires s’efforcent de baliser avec du ruban de signalisation, agit à l’issue du film comme catalyseur de son subconscient. La nuit, entre les mailles de la société de surveillance, Ammar surprend sur ses rives un couple clandestin, comme un fantôme de sa propre liaison amoureuse réfutée par le patriarcat irakien. Tombant l’uniforme, il finira par s’abandonner au sommeil, dans un dénouement à l’onirisme diffus.
Les damnés ne pleurent pas de Fyzal Boulifa
Second long-métrage de Fyzal Boulifa après Lynn + Lucy (2019), inédit dans les salles françaises, cette production anglo-franco-marocaine met en scène les turpitudes d’un fils et de sa mère, poursuivie à travers le royaume chérifien par sa réputation de femme de « mauvaise vie ». Fuyant Casablanca comme des pestiférés, ils errent d’une médina à l’autre, avant d’échouer dans une chambre d’hôtel miteuse à Tanger alors que le jeune garçon tente par tous les moyens de trouver du travail et d’assurer leur survie. Brillamment articulé, le scénario ménage d’incessants rebondissements et dépeint une société marocaine engoncée dans le statu quo et sclérosée par les tabous sexuels. Dans leur instinct permanent de survie, et malgré leur décalage générationnel, Fatima-Zahra et Selim sont pris à tour de rôle entre les feux d’un conservatisme religieux et du paternalisme néocolonial qui maquille en philanthropie ses abus de pouvoir. Servi par un casting impressionnant (Aïcha Tebbae, Abdellah El Hajjouji, Antoine Reinartz) et une photographie somptueuse, le film multiplie les péripéties sans rien perdre de son réalisme social et de sa fluidité. Ne serait-ce que par son titre, hommage au film homonyme avec Joan Crawford, Les damnés ne pleurent pas s’inscrit dans l’héritage du mélodrame hollywoodien des années 1950, mais aussi de Fassbinder dans cette façon de filmer les destins brisés, portant sur leurs épaules le fardeau d’une société toute entière.
La mécanique des fluides de Gala Hernandez Lopez
Grand Prix de la compétition Contrebandes, consacrée à des films autoproduits, le court-métrage La mécanique des fluides, de la jeune cinéaste espagnole Gala Hernandez Lopez, se présente comme une enquête virtuelle pour retrouver les traces en ligne d’un certain AnathemicAnarchist. Cet activiste anonyme, à l’origine du mouvement des incels, semble avoir mis fin à ses jours tel qu’en témoigne un dernier message lancé sur son forum. Des célibataires involontaires y ruminent l’échec de leur vie sentimentale et sexuelle et revendiquent leur haine – et par conséquent leur crainte – des femmes en se présentant comme leurs victimes. Le ressentiment est tel que certains en viennent à commettre des tueries de masse. Fabriqué à partir d’images d’archives glanées sur les réseaux sociaux et commentées par la réalisatrice en voix off, citations de Franco Berardi à l’appui, le tout est un brin démonstratif. En plein dans le mood de l’époque, le film forme un collage d’animations 3D et de mosaïques d’écrans dans une vibe uncanny à la Jon Rafman. Gala Hernandez Lopez atteint néanmoins son but : la recherche de ce blogger misogyne n’est qu’un prétexte pour récuser le totalitarisme numérique qui « fait écran » avec le monde. En lieu et place d’un énième pamphlet enfonçant des portes ouvertes, la réalisatrice fait le choix de l’empathie avec ces hommes pathétiques, dans une mise en accusation du techno-capitalisme, où le darwinisme social régit le marché du sexe. Une aliénation et une détresse émotionnelle dont Pornomelancolia, de Manuel Abramovich, Grand Prix du long-métrage, se faisait lui aussi témoin.
Koban Louzoù, la cabane et le remède, de Brieux Schieb
Excellente surprise que ce second moyen-métrage de Brieuc Schieb, après le déjà très réussi La Tourbière. Le jeune cinéaste, qui réalise aussi des installations vidéo, a l’œil pour aller débusquer les rapports de domination et d’exploitation planqués derrière un altruisme de façade. En l’occurrence, dans une maison de campagne en Bretagne retapée par un quarantenaire désabusé (le cinéaste Virgil Vernier, parfait en gourou pseudo-philanthrope) grâce à de jeunes adeptes du woofing. Formée d’étudiant.e.s mal dans leur peau et d’autres inadapté.e.s, la petite communauté découvre que derrière les intentions vertueuses de leur hôte se manifeste un véritable tyran. Ce prototype de boomer donneur de leçons n’a pas son pareil pour glisser l’air de rien des petites remarques machistes et désobligeantes ou remettre en place ceux.lle.s qui ne se plient pas à son cahier des charges. In extremis, un breuvage hallucinogène finira pourtant par les mettre tous les cinq sur la même longueur d’ondes. Loin de proposer une vision cynique des rapports humains, Schieb manifeste une forme d’empathie envers ses personnages, des paumés attendrissants qui tentent de dissimuler leurs failles en prônant un communautarisme voué à l’échec. Drôlatique et subtilement grinçant, ce film est une vraie réussite d’hybridation entre fiction et mise en situation du réel, remettant au goût du jour l’humanisme teinté de mélancolie du grand Jacques Rozier.
> Le Festival International du Film Indépendant de Bordeaux a eu lieu du 12 au 17 octobre
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