Un plan nocturne sur un taureau en majesté, en ouverture. Hissée au rang de divinité, la bête surgit du néant dans le clair-obscur de l’arène : puissance et noblesse d’une idole en passe d’être sacrifiée. De la fumée s’échappe de ses naseaux. Seuls son souffle et le bruit de ses sabots raclant le sol brisent le silence de ce face à face inaugural avec la caméra. Qu’on ne s’y trompe pas : ici, le taureau est l’unique souverain. C’est aussi l’autre héros de Tardes de Soledad, portrait au couteau du matador péruvien Andrès Roca Rey, 27 ans, star de la corrida. Il n’en fallait pas plus pour révolter les assos de défense des animaux lors la dernière édition du festival de San Sebastian – où le film a malgré tout triomphé. S’il en est la matière première, la tauromachie n’est pourtant pas le sujet de cet anti-documentaire d’Albert Serra, figure révérée du cinéma d’auteur contemporain, que le grand public a découvert en 2022 grâce à Pacifiction. À l’instar de l’icône théâtrale Angélica Liddell rendant hommage à Juan Belmonte dans Liebestod en 2021, le cinéaste catalan se saisit de la figure du toréador pour se confronter aux enjeux – existentiels, allégoriques, poétiques – d’un tel cérémonial, où l’exécution d’un animal est érigée en spectacle.
Supplice spirituel
Dans l’œil de l’esthète, l’arène se fait le théâtre d’une joute funèbre régie par un ensemble de règles et de codes vestimentaires. Caméras et micros se concentrent sur ce qui se déroule dans la fosse, au plus près des corps, des parures et des accessoires, dont le caractère décoratif occulte la fonction meurtrière. Serra épouse ici la structure en panoptique de l’arène pour scruter ce qui échappe d'ordinaire au regard et à l’ouïe. Sa vision est subjective, intériorisée, toujours au cœur de l’action. On perçoit de loin en loin la bronca et les clameurs du public, mais ce sont les interjections du matador et l’essoufflement du taureau, mixés au premier plan, qui captent l’attention. Le supplice du bovidé, proche de l’abattoir filmé par Georges Franju dans Le sang des bêtes en 1949, n’est pas éludé pour autant. Le sang gicle, ruisselle, l’extrême violence de l’affrontement est palpable, jusque dans la charge qui par deux fois manque de coûter la vie à Roca Rey. Adulé des foules et auréolé d’une aura de pop star, le torero draine avec lui un folklore catholique qui trouve son origine dans l’Espagne du 16e siècle. Embrassant à maintes reprises le crucifix qu’il porte au cou ou la Vierge encadrée près de son lit, le miraculé n’a de cesse de répéter : « J’ai eu de la chance ». Ce n’est pas le cas du taureau qui s’effondre les quatre fers en l’air et le mufle couvert d’écume, victime de l’assaut des banderilles que vient couronner une estocade et le coup de grâce infligé par la lame de l’espada.
Dans un mélange d’empathie et de voyeurisme, la longue focale saisit l’agonie de la bête – les yeux révulsés jaillissant de leurs orbites, la langue pendante, le râle terminal – puis la façon dont elle est charriée hors de l’arène comme une vulgaire dépouille. La mise en scène opère un jeu de regards circulaire, entre le point de vue immersif de la caméra – le nôtre –, les yeux hagards du taureau qui se voit mourir et le regard d’acier de Roca qui virevolte avec sa cape. Les bestiaux défilent un à un et les gestes se répètent, tous similaires et différents. Courbes, cambrures et volutes dessinent un espace dans l’espace. Les blessures infligées aux taureaux et les accents belliqueux se fondent aux couleurs des étoffes, au faste ornemental des costumes ou au maniérisme des postures qui rappellent le pas chassé d’une ballerine. L’état de grâce dans la proximité de la mort – le duende tant convoité – a beau devenir une routine, c’est le destin qui est défié à chaque combat.
Tauromachisme
Si la corrida occupe une place centrale, le film en révèle aussi l’envers, les coulisses d’un star system sur lequel la modernité n’a pas prise. Les figures de second plan, au service du matador, sont tout aussi serviles que pouvaient l’être les personnages secondaires des « films en costume » de Serra. On discerne d’ailleurs certaines analogies entre Tardes de Soledad et un ancien film de Serra, La mort de Louis XIV, agonie en huis-clos campée par Jean Pierre Léaud en 2016 : le toréro sanctifié s’est substitué au Roi Soleil, et les banderilles qui lui collent aux basques font preuve de la même dévotion que les sujets de Sa Majesté. Le « messie de Bilbao » apparaît ici comme une aberration du Tiktokcène, un héros anachronique dont le progressisme du jour n’a que faire. Hors de l’arène, tout chez lui n’est que surface : la caméra elle-même bute sur son absence d’aspérités. Sa candeur juvénile et son teint de cire jurent avec sa stature et sa bravoure, redoublant la fascination qu’il suscite.
Il n’est pas anodin qu’aucune femme n’apparaisse dans le film, si ce n’est cette admiratrice qui décroche un selfie avec l’idole. Comme l’indique son titre, Tardes de Soledad – « Après-midi de solitude » – est avant tout le portrait d’un homme isolé, qui ne connaît de trajet qu’entre sa luxueuse chambre d’hôtel et les portes de l’arène. Des plans-séquences capturent le roi Roca pendant ces moments, depuis le tableau de bord de son minibus, escorté par sa cuadrilla, hors d’atteinte des fans. Lors de l’un d’entre eux, il vient d’échapper à la mort et souffre d’une plaie au thorax, mais son visage reste lisse, stoïque, le regard perdu dans le vague. Assis derrière lui, son péon l’inonde de louanges et exalte sa virilité – « Tu es un surhomme, personne n’a des couilles aussi grosses que toi ! ». À ses côtés, une larme perle discrètement sur le visage d’un de ses picadors. Ici, en un instant, vérité et faux-semblant fusionnent comme dans un tableau de Velázquez qui prendrait vie sous nos yeux.
Poème épique
Chez Serra, la précision de l’image est telle qu’elle révèle l’impensé du moindre geste, de la moindre mimique – comme ce duckmouth à chaque passe de muleta ou ce braquemart soigneusement rangé dans un collant. Hors de l’arène, Roca flotte comme en état de grâce : une séquence s’attarde sur son visage coiffé de sa montera, transfiguré par les arabesques acoustiques de Jefferson Airplane. Le matador se découvre aussi littéralement lors d’une scène d’habillage qui confine au burlesque. Telle une drag-queen en plein préparatifs, en collant et chaussettes roses, Roca Rey tente laborieusement d’enfiler son habit de lumières : son costumier l’enserre et le soulève du sol pour l’y faire rentrer. D’une langueur toute féminine, ce moment d’intimité cristallise un motif phare du cinéma de Serra : l’imbrication du sacré et du trivial, du lyrique et du saugrenu, du tragique et du grotesque.
Défiant tout jugement moral, le film se place sous l’égide d’une « vérité extatique », comme l’appelle Werner Herzog. Dénuée de didactisme, antithèse du traité sociologique ou du plaidoyer, celle-ci n’appartiendrait qu’à elle-même selon le cinéaste allemand. Devant Tardes de soledad, les aficionados comme les anti-taurins en seront pour leurs frais. Car l’objet de ce poème épique est ailleurs, dans le tiraillement tautologique entre la mort et sa représentation à l’écran – enjeu du cinéma tout entier. Sans verser dans le romantisme, la dramaturgie du film se resserre sur ce que la corrida, saturée de signes et codifiée à l’extrême, touche au mythe et révèle de l’essence de la condition humaine. Pour le torero, écrivait l’auteur Michel Leiris dans Miroir de la tauromachie en 1938, « toute l’action se fonde sur l’infime mais tragique fêlure par laquelle se trahit ce qu’il y a d’inachevé (littéralement : d’infini) dans notre condition. » C’est un peu de cet infini que laisse entrevoir Albert Serra, dans les convulsions d’un taureau à l’agonie comme dans la solitude d’un homme prêt à se sacrifier pour son art. Un art étrangement proche de son propre cinéma, oscillant entre frontalité du réel et sophistication formelle, prêt à embrasser d’un seul tenant l’imprévisible, l’abject et le sublime – tout ce dont la vie est faite.
Tardes de soledad de Albert Serra, a remporté le Prix de la critique et la Coquille d'Or au Festival de San Sebastian 2024.
En salles en 2025.
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