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C’est avec une œuvre radicale qu’elle alimente le cinéma français depuis 35 ans. Printemps 1988 : Chocolat électrise et divise les spectateurs du Festival de Cannes. Claire Denis a lâché son premier film, celui d’une femme blanche éduquée dans le crépuscule de l’Afrique coloniale, formée auprès de Wim Wenders et Jim Jarmusch, lectrice de Frantz Fanon : un cinéma subtil, intelligent, interprétable. On lui explique alors que son regard est sexualisant, en plus d’être symptomatique de son genre. La réalisatrice réfute ces deux accusations : elle ne veut pas faire des films de femme, pas plus que des films d’homme. Depuis, elle arpente les coursives du cinéma d’auteur, du fait divers à la science-fiction, de la banlieue parisienne à Djibouti, d’Isabelle Huppert à Vincent Lindon. Hollywood la courtise régulièrement ; ses films sont encore assez peu montrés en France. Elle a reçu l'année dernière le Grand Prix du Festival de Cannes pour Stars at Noon, actuellement en salles, et le prestigieux Ours d’argent à la Berlinale pour la réalisation de Avec amour et acharnement, adapté d’un roman de Christine Angot. À 76 ans, ni le conformisme, ni les paillettes des grandes cérémonies ne la contraignent à regarder le monde comme il faudrait. Elle taille la route avec ses personnages, fidèle à leurs erreurs, chroniqueuse de leurs bifurcations. Des errances désirantes.


Entretien extrait du Mouvement n°115


Vous avez passé votre enfance entre plusieurs pays du continent africain, notamment sous domination coloniale. Quelle vision du monde a été façonnée par ces années de jeunesse ?


J’ai grandi en Afrique. J’ai voyagé avec mes parents dans des pays qui sortaient de la colonisation. J’ai vécu l’indépendance du Cameroun notamment... Je me souviens d’une pièce d’Arthur Schnitzler. On y dit : «Je voudrais connaître le vaste monde.» J’avais l’impression que c’était ça, l’idéal humain : connaître le vaste monde. Je me posais la question du patriotisme, je comprenais que oui, c’était un devoir... Mes deux grands-pères avaient fait la Première Guerre mondiale. L’un était sorti gazé et respirait à moitié, l’autre était revenu alcoolique. Alors j’avais l’impression que le vaste monde, c’était... c’est absurde à dire aujourd’hui, et c’était un rêve naïf – mais c’était comme aller vers la paix. J’ai grandi dans l’idée qu’on allait vers un progrès, une ouverture du monde et une forme d’amitié universelle. Au début du XXIe siècle, on a déchanté à tous points de vue. Ce n’est pas qu’une question d’écologie. Le monde global est seulement basé sur des échanges économiques : j’ai tourné au Panama, on voyait ces énormes transporteurs bloqués par la pandémie. Maintenant, le grain est bloqué en Ukraine... Alors quoi, tout le monde devrait cultiver ses petites graines dans son jardin ? Non. Aujourd’hui, il faut revenir à quelque chose de plus complexe. Il y aura des heurts et des violences, et pour ça, il faut être prêts. Il ne s’agit pas de porter un flingue, mais de s’armer intérieurement, d’avoir envie, de ne pas se désintéresser. Je n’aime pas l’idée que les gens n’aillent pas voter. Je préfère qu’ils gueulent. Qu’ils votent et qu’ils gueulent.



Avec Marie NDiaye vous avez écrit le scénario de White Material (2009) en partant du livre Vaincue par la Brousse de Doris Lessing, publié en 1953. C’est une œuvre autobiographique dans laquelle elle aborde son expérience sud-africaine et ses engagements politiques. Le livre résonnait-il avec votre propre histoire ?


C’est Isabelle Huppert qui a voulu l’adapter. J’aime beaucoup les livres de Doris Lessing, mais je connais aussi l’Afrique du Sud, et je ne voulais pas me mêler de cette histoire. Je ne comprenais pas cette Afrique-là. Doris Lessing, je la comprenais en tant que femme : elle est venue en Angleterre, elle a milité au Parti communiste. À travers elle, je comprenais son frère qui a décidé de rester planteur en Afrique du Sud. J’ai proposé à Marie NDiaye d’écrire notre propre Vaincue par la brousse. Je pensais au frère de Doris Lessing dans sa plantation de café. Sauf que dans le film c’était une sœur, Isabelle Huppert, prise dans un moment de révolte.



Le cinéma permet-il de saisir la complexité d’une époque ? Avant que la mémoire officielle et les différents discours ne viennent l’aplatir ?


Le cinéma du monde entier, et depuis qu’il existe, reflète le monde. Je crois que le cinéma a cette fonction-là. Je me souviens de Memoria d’Apichatpong Weerasethakul. À la fin, je tremblais. On pourrait penser l’inverse de ce film, mais en réalité c’est l’image du monde. Pas parce que c’est tourné en Colombie, mais parce que ce film, c’est l’attente d’un être humain. Les films que j’aime, comme ceux que je n’aime pas, sont l’image du monde. Une fois qu’on les a vus, ils entrent dans notre mémoire. On ne peut pas les effacer de soi.



Un film est aussi une petite mémoire de l’histoire, non ?


Oui, mais l’histoire est faite par les gens. Je ne suis pas historienne, mais quand je vous parle, je crache un bout de mon histoire. Je suis une infime parcelle de l’histoire.



Les gens meurent et les films restent.


Je vais mourir, et peut-être que mes films resteront. Si la matière ne se désintègre pas – je pense à la chaleur. Pour tourner Beau travail (1999) avec Agnès Godard [directrice de la photographie de nombreux films de Claire Denis – Nda], on a essayé de filmer avec une caméra numérique dans un désert à la frontière de l’Éthiopie. On n’a pas pu tourner : il faisait plus de 50 degrés, tout notre matériel a fondu. Nous, on n’est pas mortes. Ni Agnès, ni moi, ni la Jeep qui nous avait amenée. jusqu’ici. Là, dans le soufre et la chaleur, on se croyait à l’aube du monde. Des choses disparaîtront avec le réchauffement climatique. J’ai appris ensuite, par le gouvernement djiboutien, que des équipes de tournage s’étaient rendues dans ce désert pour voir s’il était possible d’y tourner 2001, l’Odyssée de l’espace, et le premier La Planète des singes. Je ne sais pas si la planète finira comme ça, mais finalement, ils ont renoncé à y faire ces films.



Vos films abordent frontalement certains tabous : l’infanticide, l’inceste, le viol... Est-ce une manière d’engager une conversation qui n’a généralement pas lieu dans la société ?


Je ne vois pas les tabous, parce qu’ils nous sont extérieurs. C’est comme dans Tabou (1931), le dernier film réalisé par Friedrich Wilhelm Murnau : quand on est amoureux, c’est justement la société le tabou. Les amoureux ne le ressentent pas. On leur dit: « Vous n’êtes pas faits l’un pour l’autre, vous allez être punis.» Mais ils sont bien, tous les deux, dans leur petit faré à Bora-Bora. Le tabou est inventé par la société, comme les règles de la circulation : s’arrêter au feu rouge, passer au vert. Si les pères couchent avec leurs filles, si les frères et sœurs couchent ensemble, quelque chose va mal se passer pour la progéniture et l’économie familiale. La société va se dérégler génétiquement et économiquement. Mais dans le fond, quand on fait l’amour avec quelqu’un, le tabou n’existe pas.



Faire des films vous permettrait de transgresser ce que la société perçoit comme des tabous ?


S’il y en a un que le cinéma dépasse allégrement, c’est «Tu ne tueras point». C’est quand même le premier commandement! Donner la mort, c’est quelque chose. Mais c’est présent dans pratiquement tous les films. Au cinéma, le tabou est plutôt utilisé pour isoler les femmes. Une femme qui trompe son homme, c’est un tabou : c’est une salope. Mais tuer, non : c’est passionnel. C’est très étrange pour moi. Quand la mort s’est trouvée dans mes films, j’ai vraiment eu peur.



Très tôt, pourtant, vous avez donné la mort à l’écran. Votre deuxième film s’intitule S’en fout la mort...


Tuer s’imposait à moi, mais est-ce que j’en étais capable ? La question s’est posée pendant toute l’écriture du scénario avec Jean-Paul Fargeau. Dans mes films, la mort n’apparaît pas comme une action. J’ai pas sommeil (1994) est l’adaptation d’un fait divers [la vie de Thierry Paulin, le « tueur de vieilles dames » à Paris, à la fin des années 1980 – Nda], mais je n’ai jamais pensé serial killer. Je me demandais plutôt qui étaient Paulin et Mathurin, ces deux jeunes parisiens homosexuels, dont l’un avait le sida sans le savoir. J’imaginais que c’étaient des garçons qui, depuis leur enfance et la découverte de leur sexualité, avaient dû vivre comme des marginaux. Dès le départ, ils se sont construit un monde en dehors de la société. J’ai eu l’impression de faire un film sur deux enfants perdus. D’ailleurs, ils ne prennent pas de plaisir à tuer. Leur unique plaisir, c’est d’être tous les deux dans leur chambre. J’ai seulement rencontré Mathurin, qui avait déjà sombré dans une demi-folie.



Y a-t-il des sujets trop lourds pour que vous puissiez les explorer à l’écran ?


Le viol d’un enfant – le tabou massif d’aujourd’hui – existe probablement depuis le début de l’humanité. Je pourrais le filmer, mais je ne le ferai pas, parce que je ne le comprends pas. Il faut quand même comprendre un peu le tueur. La pédophilie me révulse, je ne peux pas la comprendre. Dans Flandres (2006) de Bruno Dumont, des soldats français violent une femme en Algérie. C’est un plan séquence large, important pour le film : le protagoniste, qui a vécu ce moment comme un fait de guerre, ne pourra plus jamais faire l’amour à sa fiancée sans repenser à ce viol. Le viol a différentes facettes. Jeune femme, j’ai moi-même été agressée, là où je vivais. Ce que j’ai ressenti de plus violent, c’était au commissariat: il me fallait raconter, et raconter encore, à un médecin ou bien un enquêteur, alors que je savais que le combat à mener était en moi. L’inceste a quelque chose du viol déguisé, duquel on ne pourra probablement jamais se défaire. Je le sais. J’ai lu le livre de Christine Angot.



 


Le livre de Christine Angot, Un Tournant dans la vie (2018) est à la base de votre dernier film. C’est l’histoire d’un trio amoureux et d’une infidélité. Qu’est-ce qui dans le livre, vous a renvoyée à votre propre cinéma ?


Au départ, on travaillait avec Christine Angot sur un autre projet. Le film devait être tourné à l’étranger, mais avec la pandémie, on a décidé de ne pas le faire tout de suite. Elle m’a alors proposé d’adapter son livre. Je connaissais déjà Christine au moment où elle l’a écrit. Je connais son compagnon, on se parle de nos vies... J’ai eu peur d’être trop proche d’eux. Alors on s’est éloignées du livre pour écrire le scénario. On a gardé les dialogues d’engueulades, l’appartement et son balcon, mais on a dérivé. On a posé l’histoire d’un couple à son retour de vacances. La femme a un boulot stable. L’homme est en train de rebâtir sa vie : il est aidé financièrement par sa compagne, mais il n’est pas un homme à charge. C’est aussi un port d’attache pour elle. Puis elle retrouve son ex-amant et va devoir faire un choix. Même si l’on voit bien que l’homme virevolte, il y a quelque chose de si attrayant, une attente, toutes les petites particules du désir amoureux. On est marqués à jamais par nos relations amoureuses. Je connais cette situation : quitter quelqu’un parce qu’il faut partir, mais savoir, quand on le croise à nouveau, qu’on n’est pas arrivés au bout de l’histoire.



Une passion cachée rend-elle forcément malheureux ?


Ça rend malheureux. Mais au démarrage, ça change la vie. Ça donne l’impression qu’on peut vivre deux histoires d’amour en même temps. On se sent tellement forte à ce moment-là. On se dit : « Où est le problème ? Je peux tenir les deux relations, je n’ai aucun souci avec ça. » Je souffre pour l’autre mais mon désir est plus puissant. Cela va probablement s’affadir avec le temps, mais à ce moment-là, le désir est plus fort. Ce que j’aime dans le livre de Christine, c’est que la liberté de cette femme est belle. Ce n’est pas une liberté en transit. Parfois des gens me disent : « une femme de son âge, vraiment ? » Moi, je ne vois que la beauté de Juliette Binoche.



Vous avez dit un jour que Marguerite Duras parlait comme une femme. Est-ce que cela fait sens pour vous que l’on reconnaisse dans vos films « un regard de femme » ?


Ça ne fait aucun sens pour moi. J’ai conscience que, probablement, je fais des films de femme. Mais l’expression « film de femme » me rallierait à quelque chose. Alors que moi, je n’ai pas cette impression. Au contraire. J’ai horreur de ce terme qu’emploient les Américains : female gaze. Mais c’est quoi ça ? Je ne me suis jamais demandée, quand je voyais mes premiers films, s’il s’agissait de male gaze. Quand je lis Une chambre à soi de Virginia Woolf, je comprends. Mais je me suis très fortement reconnue dans des livres écrits par des hommes, Sanctuaires ou Les Palmiers sauvages de William Faulkner, par exemple.



D’ailleurs, on vous a reproché de filmer des hommes noirs avec trop de sensualité.


Je ne me posais pas cette question. Je pensais à la manière dont les acteurs Isaach de Bankolé ou Alex Descas vivraient d’être filmés avec ce regard. Je les trouvais incroyablement beaux et désirables, mais j’avais aussi envie d’être à leur place. Parce qu’ils étaient désirés et regardés comme des hommes noirs. Pas seulement hommes, mais aussi noirs. Ça fait une différence.



Quelle place laissez-vous à vos propres émotions dans la réalisation d’un film ?


Avec le critique Serge Daney [décédé du sida en 1992 – Nda], on avait fait un film sur Jacques Rivette. Il avait vu S’en fout la mort. Six mois avant son décès, il m’a dit : « Claire, tu es en danger. Tu crois que pour faire un film, il faut te mettre au milieu. Mais il y a deux places au cinéma. Soit on se met au centre du cyclone au risque d’être démoli. Soit, comme Howard Hawks, on se met un peu à distance. Au milieu, on ne voit rien, alors qu’avec de la distance... » Je savais déjà qu’il avait raison. Malheureusement, je ne peux pas m’empêcher d’aller vers le milieu. Je ne suis pas intéressée par le schéma, le dessin total. Je me rends souvent compte que ça n’est pas la bonne solution pour raconter une histoire : on voit mieux le paysage en prenant du recul, comme la montagne de Cézanne... Si on l’escalade tous les jours, on la voit moins bien. Mais au fond je préfère grimper.



Avoir quelque chose en commun, c’est une affaire de perception. Deleuze avait cette formule : une personne vous dit « passez-moi le sel », et on ne comprend rien à ce qu’elle dit. D’autres entrent dans une pièce, on se comprend sur-le-champ. C’est ce genre de personnes avec lesquelles vous aimez filmer ?


Certainement. Vous voyez, je n’ai jamais tourné avec Michel Piccoli, et je le regrette. La première fois que je l’ai rencontré, tout a été possible, immédiatement. Acteur, humain, ami... Il entrait dans la pièce et le discours avait commencé. C’est peut-être pour ça que je n’ai pas travaillé avec lui, j’avais peur. J’avais peur de rompre cet éblouissement. J’avais peur de cette sensation que j’avais quand on se rencontrait, ou quand je le voyais dans un film. L’impression de comprendre tout dans la vie, à la fois la tragédie et à la fois l’humour. Michel Piccoli proposait ce tour d’horizon, cet accompagnement complet. Le voir me remplissait de vie.



Cette attirance invisible entre les corps, c’est l’un des enjeux du cinéma ?


Je crois. En tout cas, c’est l’attirance qui tisse la matière dans mes films. Celle des personnages entre eux, et la mienne pour les personnages. Le chef opérateur ou la chef opératrice le ressent aussi. Ça n’est pas de l’amour, mais il y a un peu de transe, une sorte d’électrification des rapports. Sinon c’est très emmerdant, le cinéma, quand même !



Propos recueillis par Iris Deniau & Jean-Roch de Logivière



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