Je suis la nuit en plein midi de Gaspard Hirschi – 2025
Marseille a deux facettes : celle qui survit, avec cinq arrondissements dont plus de 39 % des habitants vivent sous le seuil de pauvreté ; l’autre qui se barricade, un tiers de ses logements siégeant dans des résidences privées. C’est ce paysage fracturé qu’arpente un duo cocasse dans ce docu-performance : Don Quichotte et son fidèle Sancho. Ou plus exactement : le directeur d’un centre équestre juché sur son cheval et un comédien à scooter connecté aux réseaux des cités. Dans un aller-retour savoureux entre leurs identités véritables et les personnages de Cervantes, Manolo Bez et Daniel Saïd donnent à vivre le joyeux foutoir de la Cité Phocéenne, une ville qui porte son histoire sociale à même sa voirie – comment rater cette « Impasse des colonies » au cœur du très chic huitième arrondissement ? Leur épopée commence par le sud de la ville : les voilà forçant plus ou moins l’entrée des gated communities, bavardant avec des riverains, zonant avec des jeunes, ou chassés par la police municipale. En grimpant vers le nord, l’aventure vire au vrai-faux gonzo : le binome, l’un toujours sur sa monture et l’autre sur son deux-roues, se frotte au tissu social et militant de la ville ainsi qu’à ses points de deal. « Ton cheval, il est très beau, mais je travaille là », répond patiemment un chouffeur à l’entrée d’un HLM. Les péripéties de ce type, Je suis la nuit en plein midi les multiplie, narguant gentiment le socio-réalisme et le sensationnalisme en vigueur dans les représentations de Marseille. À cheval entre l’enquête barrée et la mise en abyme, le film tente un autre regard : distancé mais embarqué, épique mais empathique.
⇢ le 23 mars à 13h15 à l’Arlequin (suivi d’un débat) ; le 27 mars à 14h au Saint André des Arts
Paul de Denis Côté – 2025
Laissez tomber le développement personnel. La recette du bonheur, Paul l’a trouvée : un peu de BDSM et du ménage gratos chez des dominatrix. C’est que la vie n’a pas été tendre avec ce Montréalais d’origine asiatique : haine de soi, de son corps, couplée à une phobie sociale maladive. En explorant la soumission, Paul se fabrique un amour propre et fait la paix avec lui-même. C’est ce mouvement qu’épouse le documentaire de Denis Côté, aux antipodes du racolage dont le thème fait souvent l’objet à l’écran. Le film joue même un rôle dans l’émancipation de son sujet par l’image, déjà entamée par la chaîne Instagram sur laquelle Paul documente son quotidien – la première du docu à la Berlinale y est d’ailleurs relayée avec émotion. À l’inverse des formats courts de l’application et de la performance de soi qu’elle induit, le réalisateur canadien observe son protagoniste depuis le hors champ de ces stories, avec respect mais sans précaution excessive. Dans la lumière blanche-grise d’hiver qui pénètre les intérieurs québécois, les rapports ritualisés que le garçon entretient avec ses « maîtresses » outrepassent la simple transaction physique. Ces femmes – de milieux divers, dévoilant ou non leur visage à l’écran – sont-elles des amies, des sœurs ou des mères d’un autre genre ? Le film encourage cette ambivalence et suit Paul dans la découverte paradoxale de sa propre humanité. Une réussite discrète, qui rappellera à certains l’inouï Être cheval de Jérôme Clément-Wilz (2016), chronique d’une illumination spirituelle par le pony-play.
⇢ le 24 mars à 21h au Reflet Médicis (suivi d’un débat) ; le 27 mars à l’Arlequin
Evidence de Lee Anne Schmitt – 2025
La fameuse « bataille culturelle » en cours ne date pas d’hier. Aux États-Unis, la droite hardcore actuellement au pouvoir a longtemps charbonné pour produire ses propres concepts et leur bricoler une façade universitaire. L’employeur du père de Lee Ann Schmitt, un industriel ultra pollueur, est de ceux qui ont massivement mécéné ce lobbying. C’est le point de départ de l’investigation aux racines du mal qu’entreprend la réalisatrice en superposant archives, vues d’ouvrages et respirations visuelles. À la caméra 16mm, l’artiste explore patiemment l’abjection par ses textes : une littérature pseudo-théorique abondante pour justifier la soumission des femmes, des noirs et de l’environnement. Et c’est par son impassibilité, sa coolness pour ainsi dire, que l’enquête nous happe. Le chat de la cinéaste dort sur un haut-parleur par une après-midi pluvieuse, tandis qu’en voix off nous est narrée la domination de la Cour Suprême des États-Unis par la très rigoriste Federalist Society. Plus tard, une bande son éparses s’écoule et la caméra s’attarde sur les cahiers du fils de Lee Anne Schmitt – pendant que celle-ci confie ses doutes sur le « mythe de la famille », la sienne incluse. Ainsi Evidence livre un décryptage politique digne des montages-manifestes du Britannique Adam Curtis, mais dans le langage méditatif de l’essai filmique. Une entreprise précieuse, dont l’intelligence et la beauté formelle constituent un antidote à la misère de « l’esprit » réactionnaire qu’elle expose – et qui gagne notre époque.
⇢ le 22 mars à 13h30 à l’Arlequin (suivi d’un débat) ; le 24 mars à 16h15 au Reflet Médicis
Le festival Cinéma du Réel, du 22 au 29 mars, Paris
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