CHARGEMENT...

spinner

Canto cósmico de Marc Sempere et Leire Apellaniz (2021)


C’est d’abord une petite ville espagnole, Elche – ses rues desséchées, sa pesanteur sud-européenne, ses oliveraies alentour. Puis un personnage : Niño, ourson queer habité par le duende propre au flamenco, tradition farouchement défendue par l’ancienne garde locale. En rupture avec le canevas ingrat du « docu musical », Canto cósmico prolifère depuis la sensibilité et l’environnement de l’artiste plutôt qu’il ne les décrit. Maillé de situations poétiques et d’observations cocasses, le film saisit par son propre imaginaire la fureur, la grâce et la fragilité qui transpirent du territoire et de cette personnalité. Car Niño est de ceux sur lesquels la vie est tombée comme un douloureux miracle. Dans le crépuscule d’une palmeraie, il nous dit la « peur » qui, enfant, le paralysait. Au bout d’une route de campagne en pleine nuit, il médite sur l’impossibilité de l’amour, la fuite par l’art – puis s’adonne à un lavage de pieds chrétien sous les phares d’une voiture. En déballant ses livres lors d’un déménagement, le voilà dénigrant la médiocrité de la classe moyenne qui l’a enfanté – lui qui, plus tard, poussera sa mère aux larmes en chantant auprès d’elle. Et la dame n’est pas la seule à succomber à l’intensité de ses prestations. Quelques prodigieuses captations donnent à voir ce que l’artiste fait du flamenco par-delà les figures imposées : tour à tour art performatif, pratique bruitiste ou plainte transcendante.


Pourtant, Niño n’est qu’un point de départ et Canto cósmico tire tout son sel d’allers-retours entre digressions poétiques et réalité sociale. Dans cette province espagnole chargée d’histoire et de mythes, l’autodérision prime. Pour se rire de l’aura de l’artiste, Leire Pellaniz et Marc Sempere filment face caméra des quidams du coin répétant ses fulgurances : « Nous sommes tous les enfants de John Cage », « Dieu ne se voit pas : il s’entend » – une inversion brillante qui déjoue les classes et les attentes. Car, dans le coin, « poète » n’est pas une entité hors sol guidant son peuple : c’est un prolétaire qui gagne son beurre, comme le rappelle le rappeur C. Tangana lors d’un prêche judicieusement placé au cœur du film. De la gloire du chanteur-performeur, nous ne récoltons d’ailleurs que des miettes : le baratin de son agente vantant ses mérites au téléphone sur un toit-terrasse, et quelques collaborations prestigieuses, notamment avec Israel Galván. Canto cosmico n’est donc pas là pour nous conter la gloire de quelque figure de la scène artistique. Le long métrage préfère porter son regard ailleurs : soit bien à l’intérieur de Niño de Elche, catalyseur des tourments de l’âme, soit autour de lui, pour capter la vitalité excentrique dont il rayonne ou les esprits qui le contaminent. Comme celui de la pythie Angélica Liddell plumant un pigeon entre les oliviers, une des succulentes apparitions qui ponctuent cette traversée dans une Espagne d’illuminés magnifiques.





Segundo premio de Pol Rodríguez et Isaki Lacuesta (2024)


« J’aurais pu avoir une vie facile, mais j’ai cherché à attirer l’attention, et emprunté le couloir délirant dans lequel te guident Mark E. Smith ou Lou Reed si tu les laisses faire », confiait à Mouvement Lias Saoudi, figure fucked up à la tête du meilleure groupe de la décennie, Fat White Family. Et c’est bien dans ce « couloir délirant » que s’enfonce Segundo premio, interprétation libre du parcours de Los Planetas, légendes de la scène indé espagnole dans les années 1990. On le sait pourtant : rock et biopic – le film se défend d’en être un dès son intro – font rarement bon ménage, les fans de musique s’écharpent encore sur le sujet. Isaki Lacuesta et Pol Rodriguez en prennent le risque et ne manquent pas de se fourrer dans tous les écueils du genre. Difficile d’ignorer, en 2025, que les tribulations ordaliques de jeunes Occidentaux sacrifiant tout pour franchir le mur du son n’ont plus le plus même éclat qu’aux grandes heures du rock – quand les maisons de disque envoyaient encore les groupes enregistrer à New York. Et c’est bizarrement ce qui attendrit dans ce film-trip bardé de clichés joyeusement datés. La défonce, la quête du Graal électrique, les aléas de l’industrie musicale, les engueulades en répète’, le poète décharné qui touche le fond : tous ces excès semblent l’apanage d’une culture qui ne rime plus avec subversion ni émancipation.


En dépit de l’importance démesurée qu’il donne à ses héros, Segundo premio se maintient comme un sympathique tableau de la jeunesse de province dans les années 1990 – en l’occurrence Grenade en Andalousie. Cette époque où l’on fumait dans les bars, planquait la clef de son domicile dans l’entrée, romantisait les triangles amoureux, se défonçait aux aérosols et considérait Loveless (1991) de My Bloody Valentine comme plus vital que l’oxygène. Le film a aussi le bon sens de s’attarder sur l’incongruité culturelle qui consiste à faire du rock, pratique typiquement anglosaxonne, dans un pays comme l’Espagne alors encore dans sa movida post-fascisme. Enfin, c’est dans ses éclats de lucidités que ce vrai-faux biopic prend de la distance par rapport à son sujet – et le sauve. Lorsqu’un guitariste chouine que le groupe a « déjà assez souffert comme ça », leur manager lui rétorque sèchement : « Va dire ça aux gars qui vont à la mine tous les matins. » Des mots qui auraient sans doute fait du bien à Oasis, aux Libertines et à bien d’autres grands adulescents du rock’n’roll au sommet de leur gloire.




Dans le cadre de "Objets catalans non identifiés" au théâtre Garonne, constellation composée avec Cabosanroque, au Cinéma ABC de Toulouse :


Segundo premio de Pol Rodríguez et Isaki Lacuesta, le 1er avril

Canto cósmico de Marc Sempere et Leire Apellaniz, le 10 avril

Lire aussi

    Chargement...