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On pensait avoir tout vu du cinéma néoréaliste anglais des années 1990 et 2000. On connait les Mike Leigh, les Ken Loach et les Shane Meadows. Généralement, Danny Dyer – et son accent outrageusement cockney – joue le premier rôle. Une fois sur deux, il incarne un hooligan à moitié crédible dans une quelconque banlieue ouvrière. On a découvert sur le tard Wasp, court-métrage et premier film de la réalisatrice Andrea Arnold, sorti en 2004. Les scenarios d’Andrea Arnold sont les plus glauques, les plus puissants et les plus captivants de sa génération. En 26 minutes, Wasp solde les comptes du réalisme « de fond d’évier » à l’anglaise. En avant les histoires.


La majorité des films d’Andrea Arnold se déroulent dans un équivalent réel ou fantasmé de Dartford, petite ville en grande banlieue posée à cheval sur le périphérique londonien, ou elle a grandi. Du béton, de la ferraille, des mères-filles, des canettes de cidre à 30 centimes la pinte. Poutant, les intitulés de ses films penchent vers l’autre côté du spectre nature-culture : après Wasp viendront Milk, Dog et Fish Tank. American Honey, un épique de presque trois heures tourné caméra à l’épaule, est une sorte de transposition transatlantique des obsessions de la réalisatrice.


C’est désormais avec Cow, son premier documentaire, qu’elle débarque sur les écrans français. L’héroïne est une vache prénommée Luma. On la suit, avec son poil lustré et ses mugissements vibrants, dans son quotidien, qu’Arnold a filmé sur une période d'environ 30 jours étalés sur quatre ans depuis 2016. Les éleveurs la contactaient au moment d’événements spécifiques – vêlage ou visite du vétérinaire – et la cinéaste, accompagnée de sa chef-op, Magdalena Kowalczyk, débarquait sur le champ pour immortaliser l’ordinaire.


Dans les films d’Arnold, les destins des humains et des animaux sont inextricablement liés ; une abeille qu’on chasse de l’appart’ d’un revers de la main répond à la fuite d’une mère de famille tentant d’échapper à la misère quotidienne ; un cheval enchaîné par des gitans dans une casse de voitures au milieu de l’Essex devient le symbole du destin entravé d’une danseuse. Ici, la présence de l’homme est palpable mais n’est jamais imposée complètement. Luma occupe seule le devant de la scène et fait preuve de plus de chutzpah que les nombreux bovins découverts à l’écran auparavant, de Gorge Cœur Ventre à First Cow.


Cow prend le contre-sabot de la forme des plus récents documentaires sur le monde animal, souvent rythmés par une voix-off qui tend à anthropomorphiser les animaux afin de construire une narration cohérente pour les rendre plus attachants. Arnold ne prétend pas savoir ce que Luma pense. Mais elle a sa petite idée : Luma voit dans le futur.


Luma, la protagoniste de Cow d'Andrea Arnold

 


Vos films sont peuplés d’animaux. Pourquoi ?


J’ai toujours été entourée de vert. J’étais heureuse, intuitive mais aussi impétueuse : je me faisais des éraflures et je bouffais des plantes. J’étais vraiment « dedans », immergée dans cet espace qui me procurait une forme de joie et de confort. Je suis née à Dartford, la grande banlieue – plus jeune, je savais à peine que Londres existait. C’est une ancienne zone industrielle avec des fosses et des carrières, des lieux qui donnent l’impression de se mouvoir dans une contrée presque sauvage. J’allais aussi beaucoup chez ma grand-mère qui vivait dans le Kent avec un jardin et des poules. La campagne profonde. La maison est entourée d’une forêt très agréable pour se promener. Mon cinéma, c’est interpréter le monde autour de moi et montrer la place des animaux dans cet environnement. C’est aussi une manière d’exprimer mes sentiments.


Vos images de l’industrie laitière sont assez éloignées de celles que diffusent les associations de défense des animaux…


Ce n’est pas un film « facile ». C’est même tout un programme. Je sais qu’un certain nombre de gens n’iront pas le voir parce qu’ils craignent de voir des choses qui leur couperaient l’envie de manger. Je me suis entendue dire : « Je ne peux pas le regarder, j’ai trop peur d’arrêter la viande après ». La plupart des gens n’ont pas envie de savoir ce qui se cache derrière leur consommation de produits d’origine animale. C’est en partie à cause du lien que l’on établit très tôt avec les animaux et qui semble être tiré d’un conte. Dans les livres qu’on lit quand on est jeune, vous avez Old McDonald [héros d’une célèbre comptine anglaise – ndlr], sa femme, leurs deux enfants et puis toute une série de gentils cochons et de lapins duveteux, surmontés par des arcs-en-ciel. On est abreuvés de ce genre d’images dès notre plus jeune âge et notre vision de la ferme est très romancée. Même en grandissant, on continue d’acheter du beurre ou du fromage emballés dans des dessins de vaches qui ont l’air particulièrement épanouies. Pareil avec le bacon. Toutes ces images participent à forger une conception erronée de la nourriture, et à invisibiliser les créatures sensibles qui en sont à l’origine. Cela fait une quinzaine d’années que je mûrissais l’idée de réaliser un film sur ce sujet. Plus jeune, j’avais effectué des recherches autour des fermes d’élevage pour un autre projet. Je devais avoir une vingtaine d’années et je n’y ai plus pensé jusqu’à ce que je voie ce qu’est une ferme, ce qu’est l’agriculture moderne. Je me suis alors dit qu’il y avait une forme de déconnexion, que les gens ne savaient pas ce qui se passe derrière ces murs et comment tout ça fonctionne réellement.


Votre idée est de rétablir une vérité ? De rappeler l’envers du décor ?


Est-ce vraiment possible de rétablir, à travers des images, une connexion honnête entre ces bêtes et les matières que l’on consomme ? On utilise beaucoup de choses qui viennent des animaux, que ce soit dans l’alimentation ou dans les vêtements. À une époque, ce lien était plus concret. Je crois qu’au fond, je voulais faire quelque chose pour retisser ce lien perdu. L’idée n’est pas de réaliser un film d’horreur mais d’interroger cette hypothèse : si je filme un animal, est-ce qu’on va réussir à le considérer comme un individu ? On pourrait comparer le film à une expérience scientifique, une forme d’exploration du système pour tenter de répondre à cette question. Au début, j’ai cru qu’on n’allait jamais reconnaître Luma, qu’elle allait être introuvable au milieu du troupeau. Et puis, au fil des images, au-delà de sa tête mignonne et de sa jolie tache sous l’œil, j’ai réalisé que toutes les vaches se distinguent de la masse, de l’ordinaire. La manière dont on suit l’animal provoque une rencontre et une accoutumance. Bon, il faut dire que Luma est particulièrement belle. Elle a été choisie au casting pour ça, et pour sa nature énergique.

 

Est-ce qu’elle est parvenue à vous surprendre pendant le tournage ?


J’ai toujours pensé que les animaux avaient des préférences, des goûts. Je m’attendais à ce que Luma exprime ses bizarreries et son caractère, qu’elle montre les choses qu’elle aime ou qu’elle n’aime pas. Toutes les relations que j’ai eues avec des animaux sont allées dans ce sens et Luma n’était pas différente. Il y a un élément qui m’a surprise et qui est venu réfuter ce qu’on entend parfois : que les bêtes ne peuvent pas voir le futur. Moi, je suis convaincue que Luma savait parfois ce qui l’attendait, que les vaches du troupeau anticipent certaines choses. Je ne peux pas vous dire ce qu’elles ressentaient exactement mais leur comportement variait légèrement, comme si elles savaient ce qui se tramait. Quand elle met bas son second veau dans le film – pour elle, c’est déjà le 5e ou le 6e – elle ne veut pas aller à l’étable. Elle mugit sur les fermiers. Elle voyait d’autres veaux être emportés loin de leur mère et ses beuglements étaient décuplés. Peut-être qu’elle était juste submergée par la douleur du vêlage. Peut-être que c’était autre chose. Elle me donnait l’impression en tout cas de comprendre distinctement de quoi il retournait. On allait lui prendre son enfant, et elle le savait avant que ça n’arrive. Les éleveurs m’ont dit que, accouchement après accouchement, Luma était de plus en plus agitée. Elle comprend ce qui va se passer et elle réagit en conséquence. Je ne peux pas être certaine de ce que j’avance, mais c’est ce que j’ai ressenti quand on l’a filmée, et c’est ce que j’ai voulu transmettre. Le seul moyen de pénétrer son esprit, c’est par l’imagination. L’empathie, c’est ça : avec un peu d’imagination, vous pouvez deviner si l’animal a soif, s’il cherche de la chaleur ou un peu de réconfort.


C’est pour ça que vous insistez sur le visage de Luma ?


Je voulais que notre présence par rapport à Luma soit sincère. C’est pour ça que la caméra est très proche d’elle, parfois bousculée par les vaches et le troupeau à l’intérieur de l’étable. On avait, en étant simplement là, un impact sur les bêtes. Parfois, Luma n’était pas spécialement contente de nous voir. On entrait dans son monde. Bien sûr, elle est habituée au contact humain quotidien mais, les jours où l’on filmait, on était constamment avec elle et ça, ce n’était pas forcément ordinaire. Parfois, ça ne lui plaisait pas, et je voulais aussi inclure cette réaction dans le cadre de la vérité de la situation, de ce qu’on filmait. La colère qu’elle manifeste quand on approche de son nouveau-né, ou la joie à l’idée de sortir de l’étable.

 

Le film parle différents langages : le mugissement des vaches, les ordres donnés par les fermiers, et une playlist assez léchée…


La musique est celle qu’écoutent les fermiers dans l’étable mais, a posteriori, j’ai l’impression d’en avoir trop mis. C’est BBC Radio 1 : des chansons pop qui parlent de désir et d’amour. Je trouvais que ça correspondait bien à l’environnement. Il n’y a pas de musique quand les vaches sont dehors, par exemple. Je crois que j’ai eu peur que l’absence de dialogue se ressente un peu trop, de me retrouver avec trop de silence. Je n’ai peut-être pas été assez courageuse. Cela étant, on a eu un coup de chance pendant le tournage : Tyrant de Kali Uchis qui passe à la radio pile au moment où le taureau rapplique. Ça m’a fait beaucoup rire. On dirait un petit prince italien qui vient parader, rouler des mécaniques pour séduire Luma, qui le fait travailler.


Vous avez décidé de ne pas montrer d’humains.


C’est un choix délibéré. J’ai préféré rester avec Luma, parce que c’est son histoire. Quand les vétérinaires sont venus et qu’ils ont enfilé leurs gants, je l’ai filmée telle qu’elle en a fait l’expérience. Je ne sais pas ce qu’une vache voit. Je ne sais pas ce que ses yeux parviennent à représenter. Peut-être qu’elle a une vision plus vaste ou plus étriquée. Généralement, la vue des animaux est adaptée à leur environnement. Les rhinocéros, par exemple, ne peuvent voir que devant eux. Si jamais vous avez besoin un jour d’éviter un rhinocéros, je vous conseille de vous déporter rapidement vers la droite ou vers la gauche afin d’échapper à son champ de vision. Pareil pour les crocodiles, il suffit de zigzaguer. Ils ne peuvent aller que tout droit. Si jamais vous êtes face à une de ses bêtes, vous pourrez dire que je vous ai sauvé la vie.


Est-ce qu’il y a d’autres choses que vous n’avez pas voulu montrer ?


Quand on filme, il y a parfois ce que j’appelle des « cadeaux », comme les feux d’artifice du Nouvel An qui éclairent le ciel au moment de l’accouplement entre Luma et le taureau. Je vous le concède, c’est un poil ridicule. J’ai voulu faire une blague en vannant les canons hollywoodiens de la comédie romantique. Ça doit être mon côté un peu « cheeky ». Et puis c’était trop tentant, parce que c’est ce qui s’est vraiment passé. Quand on filme, il y a des choses que l’on perd et d’autres que l’on gagne. J’aime ce genre de changements qui nécessitent une capacité d’adaptation. Je n’essaie jamais de reproduire exactement ce que j’ai dans la tête. Ce qui s’y trouve est souvent très différent de ce que le monde peut offrir. Je suis persuadé que le film est très équilibré en matière d’images. C’est parfois dur, un peu brutal, d’autres fois plus tendre. C’est très représentatif des rushs. Je n’ai rien laissé de côté. Mon seul regret, c’est de ne pas avoir pu filmer le moment où les vaches sortent de l’étable pour profiter des champs.


Cette séquence qui précède la sortie des vaches ressemble à un rêve…


C’est encore un de ces moments où les vaches semblent voir dans le futur. Elles ne comprennent pas l’anglais alors comment pouvaient-elles savoir que ce jour-là, précisément, est celui qui les mène aux champs ? Quand vous êtes dans l’étable, juste avant qu’on leur ouvre les portes, elles sont toutes excitées. Pourtant, personne ne leur a dit. Comment cette information leur est communiquée reste un mystère. Luma, on le voit, est bien plus intriguée par ce qui se passe autour d’elle qu’à l’ordinaire. Elle est bien plus vivante, s’intéresse aux autres vaches, regarde partout et bouge plus vite. Qu’est-ce qui se transmet dans le troupeau ? Qui a eu le message en premier ? Qui parle aux fermiers ? Je n’en ai aucune idée. Bien sûr, il doit y avoir une procédure qui est répétée chaque année mais, même dans ce cas-là, elles la reconnaissent et anticipent le futur. Toute l’étable se met à communiquer. On a filmé deux de ces moments – c’est ce qu’on appelle la mise à l’herbe. Il y a une telle explosion de joie à chaque fois, c’est contagieux. Vous pouvez trouver plein de vidéos de vaches heureuses de retrouver leurs champs sur Internet, c’est génial.


Vous citez le poète irlandais John O’Donohue comme source d’inspiration. Pourquoi ?


O’Donohue parle de ce qui est caché, de ce quelque chose que l’on a enfoui au plus profond de nous-mêmes qu’on pourrait appeler l’âme. Ce que j’essaie de vous montrer avec Luma, ce sont des choses qui ne sont pas forcément visibles. Chez l’animal, il y a ce que l’on voit, ce que l’on utilise, mais aussi ce qu’on ne peut pas voir. Je n’ai pas pensé le film comme une archive pour l’avenir ou comme un témoignage. Mon objectif était de montrer un être vivant dans un système de captivité dont l’organisation et le maintien sont assurés par l’homme. Montrer la conscience de cet individu. Cet invisible. Est-ce qu’on peut le voir ? Est-ce qu’on peut saisir ce qui n’est pas palpable ? J’ai demandé à ma chef-op Magda [Kowalczyk] de ne surtout pas essayer de rentrer dans la tête de Luma. Parfois, certains mouvements de caméra permettent au spectateur de voir ce qu’elle voit, de voir comment elle réagit à ce qu’elle voit. Mais il n’y a aucun moyen de pénétrer ses pensées.



Propos recueillis par Alexis Ferenczi



> Cow d’Andrea Arnold, actuellement en salle.

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