Un documentaire sur Notre-Dame-des-Landes ? Comme pour la Jungle de Calais en son temps, on appréhendait le recours aux grosses ficelles du docu démago ou du traité de militantisme pour les Nuls, la caméra suivant à la ligne un cahier des charges. À la place d’un discours cousu de fil blanc, Guillaume Cailleau et Ben Russell, l’un français l’autre américain, s’attachent avec limpidité aux gestes manuels exécutés au quotidien sur le bocage, ces « actions discrètes » qui forment le noyau de l’existence. Pas de dramaturgie ni de coup de théâtre, aucun artifice de mise en scène : les réalisateurs contournent la forme du documentaire scénarisé et adoptent un cinéma plus structurel. Immobile et soigneusement cadrée, la caméra Super 16 rend compte en temps réel des tâches journalières – une succession de plans fixes de 4 à 8 minutes – où s’éprouve la patience du geste : pétrir du pain, trier des patates, couper du bois, façonner des outils, édifier une bâtisse, préparer des crêpes, labourer un champ, emmener paître le bétail. Mais aussi définir des stratégies pour pérenniser un projet de microsociété autogérée. Le champ de bataille s’est transformé en champ d’ail, un nouveau monde a éclos dans la quiétude. En dépit des expulsions, la victoire se savoure, en attendant le prochain bras de fer contre l’État.
Le terme « action directe » qui donne son titre au film se réfère directement à la théorie anarchiste. C’est aussi le nom d’un groupuscule terroriste qui a sévi en France dans les années 1980. Comment résonne le terme pour vous ?
Guillaume Cailleau : On a hésité avant d’utiliser ce titre. Le distributeur du film y était réfractaire. On ne voulait surtout pas associer la ZAD à un groupe terroriste mais réhabiliter le terme dans son assertion originelle : le mouvement d'un individu ou d'un groupe agissant par lui-même, sans déléguer le pouvoir à un intermédiaire. C’est un terme vernaculaire qui résume bien notre démarche et parle aux jeunes activistes.
Comment vous êtes-vous répartis les plans ?
GC : Ben s’est chargé de la caméra et du cadrage. Mais nous faisions tous les déplacements ensemble et nous prenions ensemble les décisions sur ce qu’il nous semblait judicieux de filmer. Nous étions très mobiles et réactifs, facilement interchangeables. Nous avions la même façon d’envisager ce qui devait être filmé et la manière dont ça devait l’être. Je me suis rendu compte de l’importance de la transmission du savoir au sein d’une communauté et c’est ce que nous avons cherché à filmer. Comment toutes ces techniques manuelles sont transmises et perpétuées, comment on apprend en observant.
Ben Russell : L’acte de filmer se passe toujours au présent, on ne peut pas prévoir ce qu’il va advenir de ces images. Quand je retourne au Suriname montrer les films que j’ai tournés là-bas il y a dix ans, je fais réapparaître des lieux qui ont changé ou des personnes qui ont disparu entretemps. Ces images ont valeur d’archive, de mémoire. Elles appartiennent à l’histoire parce qu’elles témoignent d’une époque révolue. Mais ce n’est pas quelque chose que j’anticipe délibérément. Je voudrais que nos images contribuent à pérenniser l’esprit d’un lieu, sans se résoudre à sa disparition annoncée. Notre film est un moyen d’étendre ce lieu à d’autres consciences. Un espace vivant, vibrant, actif qui continuera d’exister d’une manière ou d’une autre. Ce film dessine l’avenir et non le passé. Ce qui est frappant dans la ZAD, c’est la diversité des points de vue qui y cohabitent. Certains ont grandi au sein de communautés militantes, d’autres ont un parcours universitaire, d'autres encore un passif de squatteurs, de toxicos ou de sans-abri. Mais tous sont très informés des précédents historiques. Le fait qu’ils aient grandi en France, où le sens du militantisme est très fort, aboutit à des résultats concrets. C’est un des rares exemples où la lutte contre l’État débouche sur une victoire et une négociation avec le gouvernement.
Le cinéma tel que vous le pratiquez dans les marges de l’industrie peut-il être assimilé à une action directe ?
BR : Oui, chaque plan du film en témoigne. En tant que cinéaste, j'aime la notion de « cinéma direct ». L'idée que les choses se déroulent sous vos yeux et que vous les filmez à l’instant où elles adviennent. C’est une façon de saisir la vérité du moment, même si je n’accorde aucun crédit au mot « vérité ». Si l’on montre quelqu’un exerçant une activité sur 15 secondes seulement, ça ne présente aucun intérêt – du moins si l’on cherche à représenter l’effort, le temps, la patience. C’est la même chose lorsqu’on cherche à filmer la façon dont se met en place une communauté, c’est un processus lent et laborieux – à l’image de la fabrication du pain. Il serait inepte de réaliser un film de 5 minutes sur un processus qui prend des années. C’est aussi un contrepoint aux images de manifestations qui montrent uniquement l’agitation, l’hyperactivité, le chaos. Tant de choses se déroulent en amont pour en arriver là.
GC : Le temps est le sujet principal du film, du moins l’une de ses composantes essentielles. C’est une caractéristique déterminante de l’existence et de la proximité avec le vivant. Le film questionne la signification même du terme « action directe ». S'agit-il de casser quelque chose ? Ou bien de planter de l'ail ? Peut-être les deux à la fois. Ou davantage que cela.
Dans quelle mesure la forme – une succession de plans-séquences tournés en 16 mm – a-t-elle conditionné la mise en scène ?
BR : Nous adorons les protocoles formels et conceptuels. Nous avons longtemps baigné dans le cinéma d’avant-garde américain où la forme est prépondérante, plus encore que le contenu. Le sujet étant par définition radical, nous devions lui faire correspondre une forme qui l’était tout autant. Il y a déjà eu tellement de documentaires, de reportages, d’essais et même de bandes dessinées à propos de la ZAD qu’il nous a semblé important de ne pas être réitératif. Plutôt que d’aborder de façon discursive l’ensemble des idéologies représentées dans la ZAD, nous avons choisi de montrer la diversité des corps en action. Nous nous sommes très vite aperçus que chacune de ces actions était au service de la lutte. Et c’est ce qui fait toute la différence entre des activistes militants et des agriculteurs hipsters. L’agriculture durable est nettement plus articulée politiquement chez les premiers.
Comment avez-vous gagné la confiance des habitant·e·s ? Cherchiez-vous à garder une certaine distance objective, une forme de neutralité ?
BR : De neutralité, certainement pas. Les films sont toujours des enregistrements de leur condition de production. À chaque fois que nous revenions dans la ZAD, nous montrions aux occupant·e·s les rushes du tournage précédent. Il y avait un échange constant autour de ce que nous faisions. Le film touche à une forme d’intimité sans livrer d’éléments personnels. Il nous importait de ne pas nous immiscer dans la vie privée des gens que nous filmions et de respecter leur anonymat. Nous dormions dans des espaces collectifs, nous faisions la cuisine et le ménage, nous travaillions dans les champs. Nous avons pris part à la communauté et vécu à son rythme. Nous n’avons jamais tourné sans concertation préalable. Sachant que nous filmions un espace agraire, nous nous sommes spontanément appuyés sur le passage des saisons comme un mécanisme structurant l’ensemble. Le montage reflète ce processus de tournage et la diversité des actions par-delà toute linéarité chronologique.
Comment avez-vous défini la durée des plans ?
GC : Nous avons tourné en format Super 16, nous étions donc contraints par la longueur de chaque rouleau de pellicule. La plupart des plans durent entre 4 et 8 minutes et ont été tournés en une seule prise, en fonction de l’action qui se déroulait devant nous.
BR : Chaque plan était une décision prise dans l’instant, nous savions d’instinct quand le démarrer et quand le couper. Au moment du montage, on ne pouvait pas réduire la durée du plan, puisque la durée de chaque séquence est déterminée par la durée de l’action qui se déroulait devant nous en temps réel. Nous avons peu de rushes non utilisés, nous avons gardé au montage environ un tiers de ce que nous avons filmé.
La séquence de la conférence de presse après l’abandon de la construction de l’aéroport est le seul moment du film où l’on assiste à une prise de parole politique.
BR : La communication avec les médias et la façon dont les militant·e·s se présentent publiquement est une autre forme de travail. Ces femmes interrogées par les journalistes donnent leur point de vue sur la spécificité de leur lutte et sur les arrestations et les violences policières qui ont eu lieu. Les militant·e·s de la ZAD se sont rendu compte de l’importance des reportages ou des documentaires tournés sur place pour défendre leur combat et rendre compte de leur situation. C’est pour cette raison que nous avons été en mesure de tourner ce film. Nous l’avons tourné à leurs côtés, au service de leur cause. Nous n’avons jamais envisagé une autre perspective.
Êtes-vous retournés sur place après la fin du tournage ?
GC : Oui, notamment pour montrer les dernières images. Et une fois le film terminé, avant de le montrer où que ce soit. Il nous semblait indispensable de recevoir l’approbation de la communauté avant de le diffuser publiquement.
BR : Le film n’était pour nous réellement achevé qu’après validation des zadistes. Nous voulions en premier lieu savoir si le film correspondait à leurs attentes et à la façon dont ils souhaitaient que la ZAD soit représentée. Les retours ont été extrêmement positifs et nous en avons été les premiers surpris car on craignait que la durée du film ne soit rédhibitoire. Passer 3h30 devant un film sans dialogue ni narration évidente, ça peut susciter l’inquiétude. On nous a dit qu’on voyait plus de mains que de visages dans le film, mais c’est parce que la grande majorité des personnes que nous filmions souhaitaient rester anonymes. Il ne faut pas oublier que certains de ces activistes sont encore considérés par l’État comme des hors-la-loi.
Votre parti pris est de filmer du point de vue des militants sans le contrechamp des autorités, qui n’apparaissent qu’au début et à la fin, lors de la manifestation contre les mégabassines.
GC : Nous ne cherchions pas de point de vue dialectique, avec une thèse et une antithèse qui sous-tendraient une problématique d’ensemble plus complexe. Nous cherchions seulement à documenter la vie quotidienne dans une zone autonome, sous un angle unilatéral. C’est pour cette raison qu’il n’y a pas de contrechamp. Aurait-il fallu donner la parole au ministère de l’intérieur ? Notre motivation initiale était d’établir un portrait d’ensemble de la ZAD et nous n’avons jamais dévié de ce parti pris. Nous avons adopté à cet effet un mode participatif et avons pris part à la communauté. D’autres personnes adhérant à notre démarche nous ont rejoints au fil du tournage. Plus on avançait dans le temps, plus les gens qu’on filmait se sentaient en confiance et s’impliquaient. Il y a d’une part ce que l’on voit et d’autre part ce que l’on veut montrer. Le film fait la synthèse des deux. Nous avons choisi de faire ressentir notre engagement et d’épouser le point de vue des zadistes. On ne cherchait pas pour autant à idéaliser la ZAD, à en faire un lieu idyllique, plein de douceur et de quiétude. Cela reste une friche rurale au statut instable où les conditions de vie restent rudes et précaires.
BR : Le lieu est encore hanté par la violence des luttes passées. La menace plane toujours sur les personnes qui habitent là. Même si leur bail a été « officialisé » par l’État – du moins, pour ceux qui y ont consenti -, ils restent des squatteurs aux yeux des autorités. Leur position a toujours été illégale. Un nouveau mouvement de riverains s’est constitué en faveur du démantèlement de la ZAD, encouragé par les maires des deux villes voisines. Le combat n’est donc pas terminé.
Le fait que vous soyez un binôme franco-américain décale-t-il votre perception respective du lieu ?
BR : La première fois que j’ai entendu parler de la ZAD, c’était en 2020. À cette époque, j’avais surtout entendu parler de Calais car l’immigration clandestine et les politiques de répression rencontrent un écho médiatique international. On en parlait jusqu’aux États-Unis. La ZAD rejoint les grandes luttes issues des mouvements socialistes agraires qui font aussi partie de l’histoire américaine. Mais la capitulation de l’État face à des activistes est inconcevable aux États-Unis, c’est un événement rarissime dans le monde.
DIRECT ACTION de Guillaume Cailleau et Ben Russell au festival Les rencontres à l'échelle le 9 juin 2024.
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