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Il commence à faire froid et le soleil se couche lentement sur le parking du théâtre L’Aire Libre, près de Rennes. Au loin, de la musique de teuf. Un bruit de moteur se rapproche. Une Citroën blanche déglinguée, modèle Exclusive des années 2000, manque d’écraser le premier rang du public et se gare avec difficulté sur un terrain à peu près vague, des herbes hautes cachant la ligne d’horizon. C’est Mélanie Vinolo qui conduit, elle se présente par la fenêtre ouverte, elle espère que ça va nous plaire. 

 

Cinq minutes plus tard, un Boeing 737 atterrit à deux cent mètres devant nous. Un vrai. Le théâtre donne sur une des pistes d’atterrissage de l’aéroport de Rennes-Bretagne. Mélanie sort de la voiture, met l’ambiance, change de musique toutes les trente secondes, invite le public à danser autour d’elle en criant « On n’est pas morts ! ». Elle demande son prénom à qui veut : la complicité, c’est son truc. Elle se lance dans une chorégraphie de centre aéré puis, soudain, s’arrête. Elle veut notre retour : qu’est-ce qu’on a pensé de cette intro, de ses gestes, d’elle-même ? 


© CCSuisse 

Jusque-là, on peut croire à un solo de burlesque dans les codes des arts de la rue. Mais c’est bien nous, public, qui fendrons les quatre murs de la pièce. D’autres personnalités émergent. Il y a Cécile, une spectatrice à qui Mélanie a demandé si elle pouvait rester avec elle parce que le public l’impressionne trop. Elle est plantée devant la voiture sans rien dire, le regard mi-amusé, mi-gêné. Quelqu’un d’autre se démarque encore. Elle s’appelle Sosso et s’excuse sans s’excuser d’être complètement déchirée. Elle s’incruste sur scène, coupe volontiers Mélanie, s’approprie la pièce comme si chaque scène était devenue une affaire personnelle. Elle est persuadée d’avoir passé la soirée de la veille avec un peu tout le monde dans le public. Il y a eu selon elle un blackout collectif. Ambiance flottante. Un ange passe. Puis un deuxième avion. Réalité et représentation s’éclipsent constamment. Et tout se renverse encore : Cécile, pourtant discrète depuis le début, fond en larmes à cause d’une remarque et sa décompensation contamine tout le trio. Un doute survient alors : suis-je le seul spectateur dans cette assemblée ?

 

On récapitule. Il y a Mélanie la comédienne qui raconte sa vie, ses gloires et ses galères, Sosso, ivre, qui lance des sales vérités à qui veut bien les entendre, et Cécile en pleine psychose de connexion personnelle avec l’entièreté du dehors. À nous de choisir la personnalité borderline qui nous ressemble le plus. Mélanie nous demandera d’ailleurs qui l’on préfère des trois, révolver à la main. Mais qu’importe. Elle l’avoue elle-même : ce qu’elle aurait vraiment voulu faire dans la vie, c’est des pubs Chanel sur des arrêts de bus. Sosso parle de son ex qu’elle aime toujours, elle a hâte que tout ça se termine pour retrouver « sa vie de merde » dès demain. Pour l’instant tout est magique et l’extérieur merveilleusement truqué leur appartient.

 

Il se passe ici beaucoup de choses avec presque rien – ou le contraire – et c’est le plus intéressant. L’espace dans lequel Marion Duval et Florian Leduc font avancer Las Vanitas est conjointement limpide et opaque, invivable et possible, emprisonnant partout et en tout lieu ouvert. Il n’y a rien d’autre à faire que de le prendre par les deux bouts. Plus le naufrage est personnel et plus il est monumental. Le monde adresse tout ce qu’il a à Mélanie, Cécile et Sosso, et elles lui adressent tout ce qu’elles ont en retour. Cette performance de peu est la rencontre de ces énergies contradictoires jusqu’à leur crépuscule. Autour de nous, les habitations s’allument et s’éteignent, la voiture démarre toute seule, Cécile s’envole, quasiment pour de vrai, enroulée dans un drapeau déchiré de l’Europe. Déchiré comme tout le reste : Cécile, Mélanie, Sosso, le réel, le public, la représentation, les égos, les regards, hésitant sans cesse entre ce qu’il est vain de croire et vain de ne pas croire pour continuer à vivre. 


> Las Vanitas de la Cie Chris Cadillac a été présenté au Théâtre L'Air Libre à Saint-Jacques-de-la-Lande les 12 et 13 mai dans le cadre du Centre Culturel Suisse On Tour ; le 29 mai au Quartier Libre des Lentillères, Dijon ; le 8 juin à la Tour Vagabonde, Fribourg ; le 11 juin au Catach Festival, Saint-Martin-de-Seignanx ; les 24 et 25 juin au festival La Palène, Rouillac ; le 11 août à Jeudis en Scène, Nestier ; le 22 octobre à Argelès

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