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Une chronique extraite du N°123 de Mouvement


1. Quand on est riche, on adore faire du bateau. On embarque avec quelques amis, ainsi que différents membres d’équipage au service des riches : skipper, femmes de chambre, cuisiniers, maîtres d’hôtel, femmes de ménage, afin que la croisière s’amuse. Ensuite, on navigue sur des mers chaudes (c’est quand même plus agréable), on cabote le long des criques (c’est le plus joli, au fond), on traîne sur le pont, on contemple l’horizon, on met de la crème solaire indice cinquante et le soir on quitte son maillot de bain pour un ensemble blanc, parfois rehaussé de quelques touches de couleur (c’est le summum du bon goût). Ensuite on dîne, on boit, on rit et puis on dort. Le lendemain on recommence.



2. Quand on est très riche, on choisit comme bateau un très beau bateau. On le préfère très grand, plus grand que les bateaux choisis par les gens qui sont seulement riches et pas très riches. On se tourne donc vers l’offre des méga yachts, ou méga voiliers (préférables si on a très bon goût, et pas seulement bon goût). Et on navigue au large de Palerme, pas comme tous ces parvenus qui préfèrent Minorque. Palerme, vous en conviendrez, c’est plus chic. La patine des siècles, l’élégance de la ruine, mais juste ce qu’il faut. Et puis, depuis le large, c’est très joli la Sicile. Admirez cette côte escarpée, le long du cap Zafferano. Goûtez-moi cette eau translucide. Décidément, rien ne vaut la mer au mois d’août. Qu’est-ce que c’est, cette drôle de petite tornade dans la mer, là ? Et plouf.



3. Pour devenir riche, quand on n’est pas héritier, rien de tel que de se lancer dans les produits numériques. C’est là où vous avez le plus de probabilités de faire un tabac. Vous pouvez en croire Mike Lynch : ce fils d’infirmière a su transformer sa bourse d’études à Cambridge en montagne d’or grâce aux formules mathématiques appliquées à l’ordinateur. L’idée est toujours la même : vous prenez une formule statistique. Par exemple, le théorème de Bayes, du nom d’un digne révérend anglais du XVIIIe siècle, auteur en 1731 d’un texte nommé La Bienveillance divine, ou une tentative de preuve que la fin première de la Providence divine et du Gouvernement est le Bonheur de ses créatures, et mathématicien à ses heures perdues. Le théorème est assez simple. C’est une formule qui permet de déterminer les probabilités d’un événement à partir d’un autre : si l’événement A se produit, la probabilité que l’événement B se produise est de tant ; et si B s’est déjà produit, il y a tant de chances que A se soit produit aussi. Par exemple : si le temps tourne à l’orage (A), il y a tant de chances qu’il se forme des trombes d’eau sur la Méditerranée (B) ; et si on observe des trombes d’eau au large des côtes siciliennes (B), on peut estimer que le temps est orageux (A). Évidemment, c’est schématique, dit comme ça. Le théorème est bien plus fin, et permet, théoriquement, de déterminer le nombre d’orages possibles, et le nombre de trombes d’eau soulevées par ces orages. Même, si on adjoignait un élément C qui serait les courants du vent et de l’eau, on pourrait approcher de la localisation probable de A et B. Surtout, le calcul permet d’intégrer chaque nouveau résultat au précédent : les probabilités s’affinent d’elles-mêmes au fur et à mesure de l’opération.



4. Évidemment, si vous voulez devenir riche, voire très riche, vous ne perdez pas votre temps avec la météo, passion de paysans, de grenouilles et de skippers. Non, vous faites comme Mike Lynch, vous appliquez le théorème à de la data, de la grosse data, de la data de gens prêts à vous payer très cher pour que vous sachiez prédire ce qui va arriver à leur data. Donc, dans notre monde, vous vous tournez préférentiellement vers les grosses entreprises de finance, d’assurances, tout ce qui a trait aux paris, parce que c’est là que vous trouverez la grosse moula, et que vous pourrez devenir riche, puis très riche, puis acheter un méga yacht à voile, puis l’immatriculer sur l’île de Man (trop pluvieuse pour y passer le mois d’août, néanmoins bien plus avantageuse au niveau fiscal), et vous le baptiserez Bayesian, votre yacht, en hommage au vieux pasteur qui croyait à la bienveillance divine envers le bonheur de ses Créatures, car il faut reconnaître que vous êtes bien heureux, sur votre méga voilier, avec vos domestiques, vos collègues, vos femmes et votre Grillo bien frais. C’est quoi, cette petite tornade, là ? Et plouf.



5. Les formules statistiques permettant de déterminer les probabilités sont essentielles dans toutes les entreprises de machine learning, car elles permettent à la machine de reconnaître quelque chose comme probable, et donc de l’associer au reste des données (la data). Ce qu’on appelle intelligence artificielle est la capacité de la calculatrice à affiner ses résultats au cours même de son travail : plus on lui donne d’événements, plus elle est capable de les reconnaître comme probables ou improbables, et donc de les signaler comme anormaux (cela permet, par exemple, de détecter les spams ou les virus informatiques) ou de définir de nouvelles probabilités (cela permet de spéculer correctement sur l’avenir). Par exemple, une bonne intelligence artificielle appliquée à la météo de Méditerranée pourrait prédire, théoriquement, le nombre d’orages et de trombes d’eau pour les années à venir. C’est ça qui est grisant, cette capacité théorique à prédire l’avenir, expliquez-vous à vos invités dans le salon laqué du pont supérieur, les yeux perdus dans les lumières lointaines de Santa Flavia, enclin soudain à la philosophie. Et puis tout d’un coup, plouf.



6. De nos jours, la data est partout dans le monde virtuel, puisque tout est chiffré en informatique, mais elle est beaucoup plus difficile à récolter dans le monde réel, celui où le soleil se lève le matin, se couche le soir et où adviennent les événements météo, mais aussi les événements humains. Parce que bien évidemment, pour appliquer l’inférence bayésienne ou n’importe quelle autre formule statistique, il faut que la data prenne l’apparence de nombres.


C’est alors un travail de fourmi et de titan que de récolter de la data. Par exemple, l’organisation internationale des migrations (OIM) peine à établir le nombre de naufrages et le nombre de naufragés en Méditerranée, même s’il est clair que c’est, de loin, l’endroit le plus mortel du monde pour les migrants, avec au moins 30 000 morts en dix ans – dix par jour. Mais cette estimation n’est pas une donnée précise : « Les données depuis 2014 suggèrent que les restes de plus de 12 000 personnes ont été perdus en mer sur cette route. Il existe également des preuves solides que de nombreuses épaves sont “invisibles” – les bateaux en détresse disparaissent sans survivants – et ne sont donc pas enregistrées. Par exemple, le Projet Migrants Disparus a enregistré des centaines de restes humains trouvés sur les côtes libyennes qui ne sont liés à aucun naufrage connu. » Pour prédire, pour anticiper et donc pour, en l’occurrence, mettre en place des sauvetages efficaces, il faudrait d’abord collecter les informations. Regarder le réel en face.



7. À défaut de data – plus exactement, à défaut de collecte de data – sur les naufrages en Méditerranée, l’Union Européenne a décidé dans les dix dernières années de renforcer son agence parapublique, Frontex, en la dotant d’un budget propre et d’armes « létales et non létales », ainsi qu’en investissant massivement dans les drones de surveillance, mais pas dans les navires de sauvetage. D’ailleurs, les enquêtes conjointes et respectives du Monde et du Guardian démontrent que Frontex a pratiqué régulièrement, en Méditerranée, des opérations de refoulement des embarcations de migrants : plutôt que de les secourir, les agents européens les ont repoussées dans les eaux non-européennes. C’est une façon comme une autre de manipuler la data : si les naufrages ont lieu en dehors du périmètre, ils ne sont pas comptabilisés ; si les migrants sont morts, ils n’entrent pas dans l’Union Européenne. Cela était fait sous la présidence du Français Fabrice Leggeri, normalien, énarque, suspecté de fraudes diverses et qui, une fois licencié, a rejoint le Rassemblement National et a été élu député européen en juin dernier. Qui aurait pu prédire, comme dirait l’autre.



8. Au fond, la limite de la formule bayésienne, et même de la puissance de gens comme Mike Lynch, c’est que le réel n’est pas résumable en termes de probabilités. Le réel n’est pas probable ou improbable, il est réel. Il n’y avait rien de probable à ce que le Bayesian coule par cinquante mètres de fond en moins de dix minutes, mais il a coulé quand même. Il ne faut pas trop croire à la Providence, car souvent la surprise en fait partie ; Dieu ou ce qui en tient lieu ne se résume pas aux mathématiques.


De la même façon, il est difficile de savoir à l’heure actuelle si les phénomènes de trombes d’eau, ces petites tornades comme celle qui a englouti Mike Lynch et le Bayesian en moins de dix minutes, au large de Palerme, sont accentués par le changement climatique. « Ces dernières années, explique Libération, cette manifestation météorologique impressionnante a également été de plus en plus observée en Europe. Courant août, de nombreuses trombes marines ont ainsi été aperçues de l’Espagne à l’Italie, en passant par la Turquie. Les conditions orageuses de ces derniers jours dans la zone au sud de l’Europe ont fait naître une masse d’air froid au-dessus de la mer Méditerranée, qui se trouve actuellement en ébullition. Un contraste de température propice aux trombes marines. Pour autant, aucun lien de causalité entre intensification des trombes marines et changement climatique n’a pour l’instant été établi, les modèles actuels de climat ne permettant pas de conclure si tel ou tel phénomène à petite échelle est dû au réchauffement. »



9. Pendant ce temps, le nombre de méga yachts (d’une longueur supérieure à 30 mètres, comme le Bayesian) a été multiplié par cinq entre 1990 et 2020, et le marché connaît un boom depuis le début de la décennie. C’est que, comme les naufrages en Méditerranée et les événements climatiques, le nombre de super riches explose. Il faudrait une intelligence artificielle qui bosse beaucoup, mais vraiment beaucoup, pour prédire ce qui, de la tornade marine, de la migration en mer ou du yacht de luxe, aura le dernier mot. Plouf, plouf.



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