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1. Un flop à 1 million


Il paraît qu’on se marre fort peu devant le nouveau film Astérix. Askip même le héros éponyme, incarné par le réalisateur, Guillaume Canet, est affublé de dépression chronique. Les spectateurs sont dégoûtés, en sortant : c’est «anecdotix» voire carrément «pathétix», selon les commentaires sur Allociné. Normal : tu vas voir Astérix, tu espères te taper des barres. Tu payes pour ça, même. Or manifestement, ça fait flop. 


Flop peut-être, mais un million d’entrées quand même. Astérix, c’est une affaire nationale. Tous les opus de la série d’adaptation cartonnent au box-office, même si un seul, Mission Cléopâtreen 2008, a marqué durablement les esprits, notamment grâce à la performance du non-gaulois Numérobis, l’architecte joué par Jamel Debbouze. Quoique nommé aux Césars dans la catégorie second rôle, Debbouze tient en réalité le premier durant tout le film, les deux irréductibles Gaulois n’étant en Égypte qu’en visite. C’est d’ailleurs lui qui les y invite, après être allé les chercher « en Gaulerie », blague quasi inaperçue juste avant la célèbre tirade d’Édouard Baer qui dit « merci la vie ». En Gaulerie, en golri, homophonie et verlan, paf, la France devient la mère patrie de la rigolade. 



2. Rapide historique 


Le verlan se fait une place dans l’argot au début du XIX siècle, au moment où fleurissent sur le sol français les bagnes, vastes prisons à ciel ouvert où les condamnés sont mis aux fers et au travail forcé. La première occurrence d’un mot en verlan est « Lontou », à la place de Toulon, capitale métropolitaine du bagne, dans la lettre d’un forçat en 1842. Au même moment d’ailleurs, la France invente son mythe gaulois, trouvant dans cet ensemble disparate de peuples celtes l’origine du peuple français – car le XIX siècle est aussi celui de l’invention politique de la race. Même si les Gaulois, c’était seulement le nom que César donnait aux indigènes. 


À la fin du XX siècle, c’est Renaud qui fera entrer le verlan dans domaine de la chanson avec Laisse béton, son premier succès, en 1977, avant que le rap ne contribue à en faire l’un des argots les plus florissants – puisqu’illimité – de la langue française. Quant aux Gaulois, ils deviennent des personnages parodiques grâce à Uderzo et Goscinny, qui font eux aussi feu de tout bois en faisant de chaque nom de personnage un jeu de mots. 



3. C'est l'histoire d'un mec


On raconte que Renaud a écrit Laisse béton un soir sur un paquet de Gitanes, peu de temps après avoir fait ses premières armes au Café de la Gare, un café-théâtre créé par la bande de Coluche, lieu de naissance de L’histoire d’un mecLe café-théâtre est le cousin en Gaulerie du comedy-club, qui explose aux États-Unis dans les mêmes années, et l’un et l’autre proposent le stand-up, cette performance où il s’agit de casser le 4 mur et de s’adresser directement, en tant que soi-même, à son public. Comme Coluche, Jamel Debbouze est très golri. Après avoir monté son premier stand-up, il est repéré par Radio Nova ; il y amènera Omar Sy et d’autres comiques. Au cinéma, il connaît le succès dans Le ciel, les oiseaux et ta mère (1999) où il joue UnJeuneDeBanlieue en vacances à Biarritz. Il fait des blagues fort marrantes sur l’histoire de France et sur les meufs qu’il n’arrive pas à serrer. Le film le montre aussi aux prises avec un contrôleur de bus qui, raciste zélé, lui demande son lieu de naissance (« à Hong Kong, en Autriche »), puis sa nationalité, et Debbouze s’énerve : « Je viens de vous donner ma carte d’électeur français, Monsieur, c’est bien la preuve que je suis un honnête citoyen quand même  ! » Mais on retiendra les blagues. En 2006, il lance son Comedy club sur Canal+, pour produire des artistes émergents. 



4. Mourir sur ce sol


La même année, Jamel Debbouze produit son premier film, et ce n’est pas une comédie : Indigènes. Écrit et réalisé par Rachid Bouchareb, le film nommé aux Oscars retrace le combat héroïque de Tirailleurs nord-africains pour la Libération. Jamel Debbouze, invité au Journal de 20 heures de France 2, explique à Pujadas : « Quand des hommes politiques passent leur temps à créer des clans, il est indispensable de voir ce film. On fait partie de l’album familial national. J’aime la France, j’ai envie de mourir sur ce sol ; j’ai simplement envie qu’ils nous prennent plus en considération. » 


Jacques Chirac, alors président de la République, est ému par le film. Il promet de verser les arriérés de pension aux vétérans indigènes, pension gelée depuis la décolonisation – à titre d’exemple, cette retraite de 420 euros annuels pour un métropolitain est de 56 euros pour un Algérien, 48 pour un Marocain. Cependant, malgré cette annonce, aucun arriéré de pension n’a été versé. 


Voici la blague complète de Mission Cléopâtre, où Numérobis (Debbouze) s’adresse à Panoramix (Claude Rich) : « Quand j’étais venu chez vous là-bas, en Gaulerie… tu m’avais dit : « Oui, ne t’inquiète pas, je vais te donner plein plein de potion magique ». Alors je voulais savoir… — Panoramix : Non, je t’ai dit que je verrais ce que je peux faire.  La Gaulerie, ce pays de promesses. 



5. Mourir sur ce sol (suite)


On envoyait surtout au bagne, en plus des criminels de droit commun, des « réfractaires », c’est-à-dire des soldats désobéissants, déserteurs, saboteurs, bref, qui refusaient d’obéir aux ordres de l’armée française. Après les bagnes métropolitains, on eut l’idée d’envoyer les réfractaires dans les « compagnies de discipline », colonies pénitentiaires qui servirent à la conquête de l’empire colonial français. À la fin de leur peine, ils n’avaient pas le droit de quitter la colonie pour autant, étant à vie interdits de retour en France. Maltraités, ils tombaient comme des mouches pour que la France fasse rayonner ses lumières sur le monde et en accapare les ressources. Par antiphrase, on appelait ces soldats des « joyeux ». Mère patrie de l’humour, on vous dit. Leur chant finissait ainsi : « Et comme on n’a jamais eu de veine/ Bien sûr qu’un jour on y crèvera, (bis) / Sur cette putain de terre africaine / Dans le sable on nous enterrera, (bis) ». Pas de retraite pour les forçats. 


Au siècle suivant, les Indigènes, c’est-à-dire les ressortissants de l’empire français auxquels on ne donnait pas les droits afférant à la nationalité française, subirent le même sort dans l’autre sens : souvent enrôlés sous la contrainte, envoyés en première ligne dans les conflits européens, ils combattirent en touchant des rations moindres, et une pension moindre. L’hymne des armées africaines, composé par un officier métropolitain, dit cependant : « Et lorsque finira la guerre / Nous reviendrons dans nos gourbis / Le cœur joyeux et l’âme fière / D’avoir libéré le Pays ». Lol. 



 6. D’Indigènes en tirailleurs


Omar Sy, ami d’enfance de Debbouze, ayant entre-temps percé dans Intouchables, le plus gros succès français au box-office du XXI siècle — dans le film, il joue UnNoirDeBanlieue fort golri — a produit à son tour un film sur le sujet, Tirailleurs, sorti début 2023. Cette fois, les combattants sont enrôlés de force, viennent d’Afrique occidentale, et il s’agit de la Première Guerre mondiale. Là non plus, rien de comique. On voit des hommes perdus, qui, venus de différents pays, ne se comprennent même pas entre eux ; ceux qui désertent sont pendus aux arbres. 


Lors de la promotion du film, l’acteur et producteur dit au Parisien que la guerre en Ukraine n’est pas pire que toutes celles qui ont eu lieu avant. Aussitôt, il se retrouve attaqué par les éditorialistes politiques blancs. Omar Sy serait un ingrat. « Ce qu’on attaque ce n’est pas ce que je dis, c’est moi. Mais trop tard, je suis Français ». Le zèle du contrôleur de bus est toujours là. N’importe, Macron se met dans les grandes chaussures de Chirac et fait lui aussi un geste : les derniers tirailleurs pourront toucher le minimum vieillesse sans pour autant devoir passer six mois par an en France, alors qu’ils n’y habitent pas. Hyper sympa, cette magnanimité concerne environ vingt personnes. 



7. La pension, nom d'un petibonum ! 


Pendant qu’Omar Sy et Jamel Debbouze font loler la Gaulerie, les réformes du système des retraites se multiplient : 1993, 1995, 2003, 2010, 2013, 2020, 2023. Et là, c’est marrant, plus personne ne se marre. Ça descend dans les rues, ça se met en grève, ça refuse, en somme. Ce sont les fameux « Gaulois réfractaires », comme avait dit le président de la République en 2018, défendant ensuite un « trait d’humour ». 


Ces histoires de retraites et pensions, quand même. Et cette façon d’oublier la citoyenneté nationale au profit de tribus et de clans fantasmés. Et cette manière de convoquer sans en avoir l’air la mémoire du bagne. Chelou, pour ne pas dire révélatrix. Mais on dirait bien que les indigènes de la métropole, honnêtes citoyens pas complètement teubés, ne croient pas à ce cinéma ; et que dans les rues, on n’a pas fini de golri. 


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