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Le premier volet de votre trilogie abordait la question du racisme, le second celle du patriarcat. Pour ce troisième volet vous avez choisi d’adapter le roman Torto Arado (La Charrue tordue) d’Itamar Vieira Junior, paru en 2019. Pourquoi avoir choisi cette histoire ? 


Dans cette dernière pièce, je voulais donner la voix aux populations pauvres. Au Brésil, il est impossible de penser la pauvreté sans aborder en même temps le sort des populations autochtones et afro-descendantes victimes des cupidités du gouvernement et des grands propriétaires. Beaucoup de gens sont violemment privés de la propriété de leurs terres ancestrales, cultivées depuis des siècles. Lorsqu’ils tentent de s’organiser pour lutter, ils sont intimidés ou assassinés. Le roman d’Itamar Vieira Junior raconte le destin de ces Brésiliens. Notre société n’a pas réussi à dépasser le racisme systémique hérité de notre histoire coloniale et malheureusement, Bolsonaro n’est qu’une séquence de l’histoire tragique de ce pays.


Tout de même, ce mandat a été celui d’une exacerbation de l'injustice et de la violence. 


Oui mais je ne veux pas faire un spectacle pour commenter ou observer cette douleur. Au contraire, nous essayons de comprendre comment la dépasser. Comment réparer l’histoire. Mon théâtre est utopique et optimiste face à cette oppression protéiforme. C’est le rôle des politiques mais aussi des artistes de réfléchir à qui on donne la voix. Rendre invisibles et silencieux est l’une des plus grandes violences qui soient. J’ai commencé cette trilogie lors de l’arrivée de Jair Bolsonaro à la présidence. Pas vraiment pour parler de lui mais parce que j’essaie de comprendre ce qui a pu rendre possible l’arrivée de l’extrême-droite au pouvoir. Ce travail m’a permis d’analyser cette situation tragique qui doit durer jusqu’en janvier encore. Ces années de bolsonarisme et de Covid ont été funestes pour les femmes mais aussi pour les personnes LGBT et les populations noires des favelas. Les violences sont innombrables. Les questions d’accès aux soins et à l’éducation, de la lutte contre le machisme étaient balayées du revers de la main durant quatre ans.


Dans quelle mesure le monde de la culture a-t-il été touché par le bolsonarisme ? 


La culture a beaucoup souffert. Jair Bolsonaro a coupé toutes les subventions pour le théâtre et le cinéma. Il a aussi tenté de détruire l’image même des artistes dans l’opinion publique. Durant quatre ans, il nous a criminalisés en affirmant que l’État était « la vache à lait des artistes », en nous décrivant comme des profiteurs. Avec le Covid, les artistes ont perdu tous leurs espaces d’expression. Tout est resté ouvert, sauf les théâtres. Il y a beaucoup de travail pour reconstruire le monde de la culture au terme de cette politique désastreuse. Mais désormais, nous avons un peu d’espoir grâce à Lula !


Depois do Silêncio © Christophe Raynaud de Lage


Lula n’aura pas la majorité au parlement… 

 

La majorité au Congrès et au Sénat est à droite en effet. Ce sera donc difficile, pourtant c’est un symbole fort contre le fascisme. En votant Lula, c’était ce refus clair que nous exprimions. Il nous faut désormais unir le peuple brésilien. C’est une question pour les politiques mais c’est aussi une question dont doivent s’emparer les artistes. Nous devons agir contre l’injustice sociale et l’invisibilisation de certaines communautés. Nous devons réconcilier le pays. Il ne faut surtout pas oublier que le déclassement est la source du ralliement d’une partie de la population à cette idéologie réactionnaire.


Êtes-vous une activiste ? 


Je suis une artiste qui prend ses responsabilités. C’est amusant, cette question m’est souvent posée, surtout en France. Je ne fais pas de théâtre pamphlétaire mais je pense la dramaturgie comme un outil démocratique. La scène, c’est l’espace d’expression et de mise en lumière des problématiques du temps. Comme dans la polis grecque, je rêve d’une grande agora où le théâtre servirait à penser la société, un lieu de débat à l’athénienne.


Au micro de Laure Adler sur France-Inter, le théoricien du genre Paul B. Preciado accusait le 7 novembre dernier les institutions culturelles d’être des « espaces disciplinaires » qui dévoient l’engagement politique des artistes. Qu’en pensez-vous ? 

 

Je n’ai pas peur d’être utilisée. Au contraire, nous nous sommes battus pour être visibles. Traiter la question de la différence, c’est vital. Nous devons profiter de ce moment pour assumer ce rôle. Utiliser les espaces offerts par ces institutions culturelles peut vraiment avoir un impact sur le monde et nous ne devons pas nous en priver.


Dans la pièce, vous avez su conserver un équilibre troublant entre la fiction et une instantanéité très politique. Une des trois femmes affirme « venger ses ancêtres ». À vos yeux, sont-elles sur scène au titre de témoins, de performeuses ou d’actrices ? 

 

Elles sont tout à la fois. D’abord, elles jouent, elles sont actrices. Mais évidemment, elles performent aussi leur propre expérience. Et puis elles deviennent tout à fait leur personnage. Cet équilibre est articulé en grande partie autour du film que nous avons tourné sur place, au sein de la communauté afro-indigène. Il s’agit d’un film de fiction mais qui raconte des faits réels. Il est diffusé durant tout le spectacle et les quatre comédiens interagissent avec les images. Les jeux d’échelle sont très importants pour signifier le débordement du cinéma dans le théâtre et puis, à la fin, celui du théâtre dans la réalité. La frontière est fine et c’est ainsi que j’interpelle le spectateur. Pour aborder cette question de l’accès à la terre des afro-descendants, il me fallait être entourée de personnes concernées, des comédiens à l’équipe artistique. Ainsi, l’actrice Lian Gaia est afro-indigène. Elle est originaire d’un quolombo, une de ces villes en pleine forêt fondées par les esclaves marrons et dont le livre d’Itamar est inspiré. Les deux autres comédiennes sont très liées par leur histoire personnelle à cette lutte. Juliana França, par exemple, milite pour la cause des Sans-terre depuis de nombreuses années. Faire participer cette communauté à la pièce en restant au plus proche des faits était la seule façon d’être juste.


Depois do Silêncio © Christophe Raynaud de Lage


Le public aussi a une place centrale dans votre théâtre. Vous dites qu’il est acteur de la pièce autant que les comédiens. C'est-à-dire ? 


En effet, je réfléchis toujours au point de vue du public dans mes créations. Parfois, je lui attribue même un rôle fictionnel. Ici, les actrices racontent directement leurs histoires aux spectateurs. Elles leur demandent de devenir des alliés. La présence du public justifie le discours des comédiennes. Le texte du spectacle devient alors un témoignage. Mon utopie, c’est que la pièce change les individus, acteurs comme spectateurs. Si je peux toucher deux personnes dans le public, c’est le début de la révolution.


Comme Brecht, vous croyez que le théâtre peut changer concrètement les individus ?


N’est-ce pas pour cela que l’on se rend à un spectacle ? Dans l’espoir de sortir différent, plus lucide sur ce monde qui nous entoure.



Propos recueillis par Marouane Bakhti


 > Depois do silencio (Après le silence) de Christiane Jatahy, du 23 novembre au 16 décembre au Centquatre-Paris avec le Théâtre de l'Odéon


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