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Un reportage extrait du Mouvement numéro 100



En 2019, l’annonce de la collaboration de Jean Nouvel à la « revitalisation » de la Casbah d’Alger, sous la férule de la région Île-de-France, suscitait des réactions enflammées de la part des architectes et des artistes locaux. Mouvement les avait rencontrés aux premiers frémissements du Hirak.

Aux quelques tables basses de la salle, des hommes et des femmes se régalent de sardines marinées à la tomate et grillées par Yassine, le patron, dans la cuisine qui domine les mangeurs de deux marches. Aux murs, des portraits des martyrs, les héros de la Casbah tombés lors de la célèbre bataille d’Alger. Entre deux plantes trône un mandole, cet instrument à cordes typique du chaâbi. La musique populaire née ici, au cœur de la vieille ville d’Alger, à l’extrême ouest de la baie aujourd’hui entièrement urbanisée. De la grande fenêtre, le regard plonge vers la mer par-dessus les toits enchevêtrés de la Casbah. Au-dessus des paisibles maisons blanches tournoient les mouettes. Pourtant, le quartier est à nouveau au centre d’un drôle d’imbroglio, entre politique, relations franco-algériennes et enjeux de développement économique métropolitain, dont la culture et le patrimoine architectural semblent être le point de cristallisation.


En novembre dernier, la wilaya d’Alger (l’équivalent du département) a annoncé la signature d’un partenariat avec la région Île-de-France pour des travaux dans cette partie de la cité, témoignage rare de l’architecture ottomane et prouesse urbaine, classée au patrimoine mondial de l’Unesco depuis 1992. Surprise : Valérie Pécresse est arrivée avec Jean Nouvel, nommé pour piloter un projet de « revitalisation » de la Casbah, et qui, s’il n’a pipé mot des méthodes et objectifs, s’est dépêché d’annoncer la réalisation d’un « grand équipement culturel » dans le bas du quartier, l’un des plus pauvres de la capitale. Une série de tribunes et de lettres ouvertes, sur les deux rives de la Méditerranée, ont enflammé le débat. Quid des habitants ? Quid du patrimoine ? Quid de l’argent ? Et surtout : quel projet ?






Raviver les rancœurs


Fumant sa Marlboro en cuisine après le coup de feu, Yassine arbore un air paisible. On murmure que le wali, en visite dans le secteur, lui a offert la rénovation de son restaurant. Chose suffisamment rare pour être relevée : dans la Casbah, des maisons s’écroulent, plusieurs fois par an, en raison du manque de moyens des propriétaires ou occupants pour les travaux urgents. C’est une des premières choses qui a été soulignée dans la polémique autour de Jean Nouvel. Le mot même de revitalisation ne rassure personne, quand il ne fait pas franchement tiquer tout le monde. Pourtant, tout le monde s’accorde sur un point : il faut faire des travaux d’envergure. C’est le patrimoine national qui tombe en ruine, et le peuple algérien qui perd l’un de ses plus glorieux symboles.




Car toucher à la Casbah, c’est toucher au cœur de l’histoire algérienne. Le restaurant de Yassine est en haut de ce vaste triangle accroché au coteau, presque à pic sur la mer, près de la plus haute porte qui donne sur le palais du dey, monarque sous tutelle ottomane jusqu’à la conquête française, dont le prétexte fut un coup d’éventail donné par ce dernier sur la tête du consul français. Depuis le restaurant, des ruelles labyrinthiques, interrompues d’escaliers et de terrasses où l’on croise chats malingres, brebis teintes au henné et ânes chargés du ramassage des ordures, descendent progressivement vers la mer. En bas de la pente, elles laissent soudain place à de grandes avenues rectilignes aux arcades délabrées : les Français, dès leur arrivée, ont dynamité la partie basse pour tenter d’en maîtriser les séditieux autochtones, peu enclins à se laisser asservir. En 1952, c’est encore la Casbah qui a été le point de départ, dans la capitale, du soulèvement qui aboutirait à l’indépendance de l’Algérie. Le Front de libération nationale (FLN) y a combattu les Français, ce dont les maisons gardent les traces secrètes (cachettes, trappes, un labyrinthe se superposant à celui que forment les ruelles escarpées). « La Casbah, c’est le symbole de la lutte populaire. Mon grand-père est tombé sous les balles françaises dans la ruelle d’à côté, souligne Arslan Naili, designer et médiateur culturel. Si ça avait été un architecte italien, ou turc, ça n’aurait pas été perçu de la même façon. Mais Jean Nouvel, c’est un Français, il est imposé comme ça, d’en haut, sans concours, ça ne peut que raviver les rancœurs. Bien sûr que le temps a passé, mais on parle d’un quartier historique, de patrimoine. » Avec sa sœur et sa cousine, Arslan a fait de la maison familiale de la basse Casbah un lieu d’exposition et de résidences. Les artistes invités proposent des ateliers aux enfants ou aux jeunes du coin, et les voisins participent aux vernissages.




Les gens, voilà l’urgence


Magda Maaoui est plus optimiste. Avec deux amis d’enfance, cette urbaniste franco-algérienne a créé en 2015 un collectif dont le but est de fédérer les habitants autour de questions urbaines ou sociales. Pour elle, la polémique « a mis la lumière sur l’urgence de la situation, ça fait parler. Il y a eu un nombre dingue de tribunes, ce qui montre à quel point les gens sont attachés au quartier. À partir du moment où les outils sont là, et qu’on fait appel aux bonnes personnes, ça peut marcher, s’il y a une concertation, et en premier lieu avec les résidents. Le foncier est très morcelé, les propriétaires sont souvent absents et certains sont de véritables slumlords. Les gens sont terrifiés que ça soit l’excuse idéale pour les virer ».


Elle souligne le rôle d’accueil de ce quartier, souvent la première étape d’immigrants vers la ville, avec une stratification de communautés depuis des lustres. « La Casbah est très organique sur le plan urbain, architectural. Chaque maison est connectée aux autres. Tu ne peux pas en détruire une sans que tout s’effondre, ce qui est terrifiant et fascinant. Les associations font pareil, elles travaillent les unes avec les autres, du social aux résidences, du soutien scolaire aux visites guidées. Tout est solidaire. » Le film La Bataille d’Alger, dont l’affiche décore le restaurant de Yassine, célèbre cette solidarité populaire. « C’est la mémoire d’une histoire qui est celle des femmes, des chômeurs, des enfants », note Farid Belhoul, alias Diaz, pilier du rap algérien depuis vingt ans. Il a écrit en 2016 un morceau du même nom, dont le clip reprend les images du film. Dans son rap, le chaâbi est samplé avec des rythmiques venues du hip-hop français. « Les émigrés, dans les années 1990, rapportaient des cassettes de rap des banlieues françaises, et les Français samplaient du raï. Il y a toujours eu une histoire commune entre le rap de Marseille ou Paris et celui d’Alger. » Farid Belhoul regarde aussi d’un œil sceptique le projet de Jean Nouvel. « Les gens, voilà l’urgence. Quand on aura réglé les dangers et les problèmes sanitaires, on parlera d’architecture. » Quant au « grand équipement culturel », le rappeur en sourit ; il y a trois ans, il a ouvert un lieu, El Houma, dans le quartier populaire de Hussein Dey, un peu plus loin sur la rive, avec matériel de radio, de vidéo, de musique, pour les jeunes du quartier et d’au-delà. « On a fait avec les moyens qu’on avait, on n’a pas demandé d’aide. C’est quasi impossible de créer une association, tout est bloqué. On doit passer par le ministère, qui a une politique dans laquelle ton art ne rentre pas. Ils ne font que de la poudre aux yeux, et ils privilégient ceux qui sont prorégimes. C’est de l’affairisme. »




Une loi faite pour ne rien faire


C’est aussi dans cette défiance envers le pouvoir qu’il faut comprendre la polémique de la « revitalisation ». En ces jours de février, les rues d’Alger bruissent du « 5 e mandat de la honte » : le président sortant et candidat à sa propre succession Abdelaziz Bouteflika, muet et paralysé par un AVC, n’a pas pris la parole en public depuis 2012. Ce cadre politique du FLN, qui a été de presque tous les gouvernements depuis l’indépendance, incarne aux yeux de beaucoup la sclérose d’un pouvoir en vase clos, incapable de se remettre en question et empêchant toute action de la part des citoyens. « Je suis dans l’illégalité la plus totale. Je ne fais pas de déclaration, c’est trop compliqué. Toute la loi est faite pour ne rien faire », balaye Wassyla Tamzali. Loin du rap de quartier, cette femme politique et mécène cosmopolite a ouvert il y a trois ans un vaste espace de résidence d’artistes, les Ateliers sauvages, dans le secteur européen qui jouxte la Casbah, façon « de se réapproprier aussi l’histoire coloniale ». Ici, les rues gardent dans l’usage courant leur nom français, tandis que les plaques indiquent des noms algériens.


Pour elle aussi, le grand équipement culturel menace d’être « une coquille vide ». « Ce qui serait vraiment grand, ce serait de faire un immeuble de 15 étages d’ateliers d’artistes, et de dire : voilà les clés, à présent, travaillez. Ça ce serait grand. Ici, à 30 ou 35 ans, beaucoup sont encore chez leurs parents faute d’argent. Il y a des talents incroyables dans toutes les catégories sociales, mais il n’y a aucune éducation à l’image, et surtout aucune volonté de développer l’art. J’ai l’ambition de créer une sorte de ruche, où les savoirs se partagent. » En trois ans, les Ateliers sauvages ont reçu une vingtaine d’artistes, dont beaucoup d’Algériens. Manière de rouvrir les portes d’une ville qui étouffe sous le poids d’un régime qui n’a plus de démocratique que le nom. « On a l’impression que les désirs de faire, d’être ou de créer se vivent seulement sur le mode du malheur. Le fait d’être privé de son autonomie et de sa liberté politique est très lourd », analyse la collectionneuse.




Enjamber la baie


Car ce qui est en jeu, c’est l’avenir de la ville et du pays dont elle porte le nom. Dans un pays où l’âge moyen est de 24 ans et où 80 % de la population se concentre sur le littoral, l’urbanisation d’Alger est un défi colossal. « Officiellement, on est trois millions d’habitants. En réalité, sans doute plutôt autour de 7,5 millions », précise Sihem Baghli, les yeux perdus dans la baie qui se donne à voir en entier, depuis la terrasse du café de l’hôtel Aurassi, sur les hauteurs entre la Casbah et le quartier européen. Avec son époux Nacym, ils ont fondé un cabinet d’architecture en 1995, au moment le plus sombre de la décennie noire, où les islamistes du FIS avaient pris le contrôle de nombreuses communes (les subdivisions d’Alger) et où la Casbah était à nouveau le cadre d’exactions sanglantes. « Ils ont distribué les terrains à construire sans aucun plan d’ensemble. L’urbanisation s’est faite sans axes routiers, et aujourd’hui il faut jusqu’à deux heures pour longer la baie. »


Le couple a lancé en janvier les Rencontres d’Alger, où ils ont révélé les lauréats d’un concours d’architecture qu’ils avaient organisé, sous le patronage de Rem Koolhaas. « Le vainqueur est un Algérien de 23 ans, il est encore étudiant. Le concours était ouvert aux moins de 30 ans, on voulait que les jeunes se projettent dans l’avenir de leur ville. » Dans le projet « Algiers 20XX » qu’ils s’apprêtent à présenter à la triennale d’architecture de Milan, Sihem et Nacym imaginent un long pont suspendu enjambant la baie, une série de polders comme autant d’îles pour connecter les extrémités de la ville. « On travaille à partir des perspectives du plan stratégique Alger 2030 publié par la wilaya, souligne Nacym. Il y a un siècle, la ville était au cœur des discussions des architectes et urbanistes. On attend de voir comment va avancer Jean Nouvel, mais sa venue permet de remettre la lumière sur Alger. »





Le pays, longtemps protectionniste, est en train de s’ouvrir à la mondialisation, et cela passe par la volonté politique d’une capitale d’envergure, tournée vers les affaires. Dans ce genre de logiques urbaines, le patrimoine devient un atout pour développer le tourisme, au risque d’y perdre ses particularités. « On ne veut pas d’une Casbah embaumée avec des bibelots made in China, sourit Sihem Baghli. Elle est notre patrimoine, mais nous devons inventer le patrimoine du futur. » Cette crainte d’une « revitalisation » qui viderait plutôt le quartier de son âme est partagée par Mohamed Srir, enseignant chercheur à l’école polytechnique d’urbanisme et d’architecture de la ville. « Le risque dans ce genre de coopération est de répondre aux enjeux métropolitains sur fond d’internationalisation aux dépens des besoins réels des habitants ; de se focaliser sur les grands équipements en oubliant les proximités ; de tourner le dos à la question écologique au profit des intérêts économiques ; d’occulter le paysage de la baie… »




Le risque de la standardisation


La ville s’étale jusqu’à se perdre dans la brume, dominée, comme des jalons sur une frise chronologique, par le monument des martyrs, mémorial futuriste construit dans les années 1980, et par l’imposant minaret de la Grande Mosquée, qui devrait ouvrir ses portes d’ici un an. D’ouest en est, la ligne urbaine écrit les épisodes d’une histoire heurtée, entre Casbah et révolution tiers-mondiste, entre façades haussmanniennes et temples rivalisant avec les plus grands du monde, et semble rappeler au visiteur que l’identité d’Alger ne se résumera pas d’un mot. Diaz, le rappeur, soupire à propos de la visibilité nouvelle donnée à sa ville par les clips de rap français dont, le dernier en date, de Booba et Médine. « Ils sont venus à un concert, et ils ont décidé de cliper sans que ce soit en lien avec leur morceau. Finalement, ils renvoient la Casbah à un élément de folklore. » Dans un contexte où chaque ville aspire à devenir une métropole internationale, le risque est bien celui-ci, pour Jean Nouvel comme pour les rappeurs d’Hussein Dey : que l’identité du lieu soit réduite à une série de landmarks, sans autre âme qu’un libre-échange qui fonctionne sur la standardisation, et sans place pour les aspirations des gens.






Qu’importe : le risque n’est peut-être qu’un autre nom de l’avenir. Massinissa Selmani, dessinateur expatrié en France, s’émerveille de trouver ici « tant d’énergie. Il y a des artistes qui lancent des revues, des lieux qui s’ouvrent. Les gens s’adaptent, et parfois à leur niveau ils font pour les artistes le travail que les institutions n’ont jamais fait. Les gens ne comptent pas sur l’État. » Façon de dire que l’histoire ne s’écrit pas qu’avec des programmes quinquennaux. D’un taxi à l’autre, on écoute « Emmenez-moi au bout de la terre », une version à l’oud de « Despacito », ou « Dans mon cœur c’est toujours la guérilla » de Soolking, Algérois révélation du rap francophone. Chez Yassine, du chaâbi. Devant la mosquée qui jouxte son restaurant, deux jeunes femmes très chic prennent des selfies tandis que des gamins du coin passent en courant dans leurs claquettes, t-shirts floqués aux couleurs de l’équipe de Bab el-Oued, l’USMA. Ses chants de supporters font le tour des réseaux pour leurs piques au régime. Le muezzin entonne son appel. Dans la baie, des porte-conteneurs semblent dormir, attendant un mystérieux futur.



Texte : Fanny Taillandier, à Alger

Photographie : Louis Canadas, pour Mouvement

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