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1. Une mauvaise blague


On se rappelle cette réponse de l’entraîneur du PSG, Christophe Galtier, à des journalistes demandant s’il était envisageable de cesser de recourir à des avions privés pour les déplacements de l’équipe, et de prendre le train : « On est en train de voir si on peut pas se déplacer en char à voile. » Après quatre mois de sécheresse et d’incendies, et en pleine crise énergétique, l’ironie passa mal. Char à voile devint instantanément un hashtag ; les cartoonistes en firent des caisses ; un comédien rallia Nantes depuis le Parc des Princes en char à voile. Globalement tout le monde s’agaça. Pour résumer le problème : les jets privés émettent des gaz à effet de serre à la pelle, alors qu’ils ne sont utiles qu’à un très petit nombre de gens. Or, comme par hasard et par-dessus le marché, ces gens sont parmi les plus riches du monde, richesse qui vient régulièrement de l’extraction ou de la vente d’énergies fossiles – comme c’est le cas, par exemple, du Qatar, dont le fonds souverain est propriétaire du PSG. Le fonds d’investissement souverain du Qatar sert aussi à accueillir la Coupe du Monde, laquelle va notamment engendrer un vol toutes les dix minutes entre Dubaï et Doha, pour acheminer les supporteurs jusqu’aux stades flambant neufs où a été installée, en plein air, la climatisation.


Donc : la pollution enrichit des gens déjà riches, qui ensuite polluent. Pendant ce temps-là, nous autres non-richissimes, on passe notre été à suer parce que la planète a trop chaud, puis notre hiver à se cailler parce que le chauffage coûte trop cher, pendant que d’autres encore moins richissimes doivent fuir l’inondation en attendant de fuir l’incendie. Bref, les galéjades, ça va deux minutes. Faudrait pas charrier, Christophe.


2. Théorie de la valeur humaine


Entre quatre et six mille ouvriers, selon les sources non qataries, ont péri sur les chantiers des stades, et régulièrement en raison de la chaleur inhumaine qui règne dans l’émirat gazier. D’où la climatisation, parce que sinon les joueurs de football risquent de claquer, eux aussi. Or ça, apparemment, ça dérangerait beaucoup plus. Posons donc la question : qu’est-ce qui fait que la vie d’un travailleur du bâtiment émigré vaut moins que celle d’un sportif de haut niveau ?


La théorie de la valeur, en économie, est très claire : la valeur peut être d’usage – liée aux compétences et à l’utilité de la marchandise, ici l’humain – ou d’échange – liée à sa rareté sur le marché. Or le passement de jambes et le coup de pied extérieur en lucarne n’ont pas l’air, à vue de pif, plus utiles que de savoir gâcher le ciment, monter une cloison ou installer la clim. D’autre part, un joueur de foot n’est pas spécialement rare : il suffit de se rendre sur n’importe quel stade de n’importe quel quartier résidentiel, en Europe, en Afrique, en Amérique du Sud, les matins des jours chômés, pour en trouver des pléthores, tous prêts à remplacer les titulaires actuels au pied levé, sans mauvais jeu de mots, s’ils venaient à périr d’un coup de chaud. Autre preuve de l’absence de rareté des footballeurs : on a moins besoin d’importer des joueurs de football que des travailleurs du bâtiment, surtout au Qatar, où deux personnes sur trois sont des ouvriers immigrés, et non des joueurs de foot.


C’est donc qu’autre chose entre en ligne de compte dans la valeur des vies des gens appelés à donner de la truelle ou du crampon pour la Coupe du Monde. Ce quelque chose, que les économistes font résider dans le mimétisme social, la psychologie individuelle ou les affects, appelons-le valeur symbolique, selon la définition qu’en donne le Trésor de la langue française : « qui n’a de valeur que par ce qu’il exprime ou ce qu’il évoque ». Là, du coup, on voit bien que ça a l’air de fonctionner : chauvinisme, entraînement de pointe et effort collectif, fête générale après écrasement de l’adversaire, autant d’idées liées non au BTP mais au football. Ou à la guerre, mais on a dit qu’on arrêtait le mauvais esprit, Christophe.


3. Une technique de déplacement


Le char à voile, lui, n’a pas du tout la même valeur symbolique. En tant que sport, autant le dire, tout le monde s’en tape. Pourtant, en termes de patriotisme, ça pourrait le faire : sachez tout de même que la France est la nation la plus récompensée, et de loin, dans cette discipline, avec 61 médailles d’or ; l’Hexagone est aussi champion du monde et d’Europe en titre, aussi bien en équipes masculines que féminines. Cocorico, néanmoins, personne ne perd d’argent en pariant en ligne, personne ne corrompt la fédération pour accueillir les courses, personne ne réduit des gens en esclavage pour construire un stade ; bref, le char à voile, on s’en contrebalance. Ce qui nous amène à penser qu’elle a bon dos, la valeur symbolique du football.


Mais revenons à nos focs. La valeur d’usage du char à voile est attestée en Chine au VIIe siècle, moment où l’empire du Milieu invente aussi l’imprimerie, l’horloge astronomique et la poudre à canon. Le char à voile sert à transporter des matériaux de construction, et jusqu’à trente personnes à la fois. La valeur d’échange du char à voile, à cette époque et par la suite, est cependant inconnue.


4. Tulipes et char à voile


Un peintre hollandais du XVIIIe siècle a réalisé une toile mettant en scène un char à voile. Sur celui-ci, des gens boivent à la bouteille et portent des tulipes, tandis que tout un peuple suit l’embarcation, laquelle, hélas, fonce droit vers la mer, où l’on voit un autre char à voile englouti par les vagues. C’est une allégorie de la tulipomanie, ce moment où les gens d’Europe occidentale se mirent à adorer les fleurs, et particulièrement les tulipes, dont les bulbes sont longs à cultiver. Les marchands se mirent à en acheter à l’avance, en spéculant à la hausse, pariant sur une augmentation de la valeur d’échange des dits bulbes ; les tulipes devinrent le symbole même du luxe – valeur symbolique ; puis, d’un coup, leur prix s’effondra, car trop déconnecté de la valeur d’usage, laissant les spéculateurs sur le carreau. C’est la première bulle spéculative de l’histoire de la bourse.


Le tableau, intitulé Flora’s Mallewagen, soit « La Voiture des idiots de la déesse Flora », ressemble par sa composition à La Nef des fous de Jérôme Bosch, réalisée quelques décennies plus tôt. C’est le chariot insensé, l’image de l’inversion des valeurs. Quand, par exemple, taper dans un ballon entre deux pages de publicité devient héroïque, alors qu’on offre à peine une prière à ceux qui meurent pour construire la richesse, loin des leurs.


5. Un bel exemple de char


Par contre, l’expression « arrête ton char » n’a strictement rien à voir avec le char à voile. Ni avec le moindre char muni de roues. En vérité, « Char » ou « Charre », c’est un mot de l’argot du XIXe siècle désignant un vol avec duperie, commis par celui qu’on appelle le charrieur. Exemple donné par le dictionnaire : « Un individu, ayant l’aspect d’un Anglais, s’adresse à la dame de comptoir d’un grand café, et lui confie un coffret, mais avant de le fermer à clé il lui fait voir qu’il contient une quantité de rouleaux d’or. Il le ferme, la dame serre précieusement. Dans la soirée, il revient dire qu’il a perdu sa clé, et lui emprunte quelques centaines de francs. Sans crainte (elle est garantie), elle les lui donne, et ne le revoit plus. Finalement, on fait ouvrir le coffret, il n’y a que des jetons. » Le char, c’est le bluff. Arrête ton char, c’est arrête ton escroquerie.


Mais puisque les Français sont un peuple rigolard (comme le prouve Christophe Galtier) et qu’ils aiment le cinéma, ils ont ajouté un jeu de mots à l’expression argotique : « Arrête ton char, Ben-Hur ! » À cause de ce type dans le peplum, sympathisant des Galiléens, qui fait la course contre son ennemi juré, affidé aux Romains envahisseurs. La course de char est censée régler le conflit politique entre Romains et habitants de Judée, ce qui ne marche pas très bien dans le film. Mais du moment qu’on se marre, hein.


6. Rouler au gaz


La bourse des Pays-Bas a été la première d’Europe ; aujourd’hui, elle est la place boursière numéro un pour les échanges de gaz. Le cours du gaz a beaucoup augmenté à cause de la décision russe de ne plus livrer l’Europe ; prévoyant des difficultés d’approvisionnement, tout le monde (enfin tous les traders) s’est mis à acheter le gaz non encore produit, spéculant sur sa valeur d’échange à venir : un produit rare, c’est un produit cher. En moins d’un an, l’unité est passée de 27 à 300 balles sur le marché d’Amsterdam. C’est une bulle spéculative.


Quoi qu’il en soit, tous les pays d’Europe font désormais les yeux doux au Qatar pour avoir un peu de son gaz. S’il avait su, le fonds d’investissement souverain du Qatar, il n’aurait pas eu besoin de corrompre le président de la FIFA en passant par Sarkozy, ni d’acheter les voix des votants, ni de dissimuler des milliers de corps sous les pelouses bien arrosées dans le désert. Si Poutine s’était décidé un peu plus tôt à couper son pipeline, le Qatar aurait juste eu à offrir des accords d’exportation de son gaz en échange de l’attribution de la Coupe. Il aurait ainsi été payé (pour le gaz) pour être payé (pour toutes les retombées du championnat). Ça, ça aurait été du très très grand char.


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