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Vous avez travaillé en tant qu’habilleuse dans le domaine du cinéma. Comment appréhendez-vous la photographie par rapport au spectacle vivant ?

Réaliser des photographies, c’est comme un tournage mais en image fixe. Je suis entrée dans la photographie en faisant des mises en scène. J’avais monté un petit studio chez moi où je faisais venir mes amis et les mettait en scène avec toutes sortes de fruits. Je portais une attention particulière aux costumes et aux tissus qui allaient les envelopper. D’un autre côté, je vivais beaucoup avec des musiciens pendant mes études de cinéma à Rennes et je les ai énormément photographié au cours de leurs sessions de jazz. Le spectacle et la scène m’attiraient beaucoup. À cette époque, mon travail de photographie était assez lourd et maniéré, avec force de détails. Je prenais du temps à prendre une image. Aujourd’hui, j’essaie d’accepter l’autre comme il se donne à moi. J’ajoute des éléments, comme un vêtement, mais mon modèle est plus libre. Je cherche à fixer la musique et la danse, en tout cas quelque chose de très vivant, c’est pour cette raison que mes images sont explosives de couleurs et de tissus, peut être comme quelqu’un frustré de ne pas faire de cinéma (rires).

  

Dans votre travail, la lumière semble à la fois matière et motif de vos images. Que recherchez-vous à travers elle ?

La lumière nous autorise à voir mais peut aussi nous aveugler. Elle me permet à la fois d’éclairer un visage et de m’embarquer dans une échappée métaphysique parce qu’elle incarne quelque chose d’astral, de grand, de profondément vivant. Mon intérêt est autant photographique que spirituel. Je joue beaucoup sur une lumière qui vient brûler et dévorer l’image, sur un éclat qui finira par prendre toute la place. La lumière peut être dangereuse, et c’est aussi l’une de mes inquiétudes : j’ai cette peur d’un soleil qui brûle et nous dévore – Gorge Bataille parle d’un soleil en “consumation” dans La Part maudite –, peut-être à cause du réchauffement climatique. Jouer avec la lumière à travers mon appareil me donne un sentiment de maîtrise… On se soigne toujours un peu par la création.

 

À travers votre projet, vous mettez en perspective des notions identitaires en partant à la rencontre de vos origines. En quoi la photographie participe-t-elle d’une construction intime ?

Je suis métisse, mon père est Martiniquais mais je n’ai pas grandi avec lui, c’est une part inconnue de moi-même. Je me suis beaucoup identifiée aux visages que j’ai photographiés, ceux de personnes à la peau et aux yeux clairs, avec des cheveux fins. Je suis curieuse de leurs expressions et de leurs formes. Les photographier c’est comme posséder un peu leur beauté. J’ai le temps de les contempler, il y a quelque chose de très intime dans cet échange où les modèles sont vulnérables mais se laissent quand même prendre en photo. Partir en Martinique, c’est rechercher des visages qui me ressembleront. Pour moi qui recherche la beauté chez les autres, la photographie peut être une manière de me réconcilier avec moi même. Les années passées à l’école sont comme un temps de recueillement où l’on est un peu coupé du monde pour développer notre individualité et se consacrer à la photographie. Sortir de cet environnement avec un projet qui est lié à une quête intime signe le fait que je me suis acceptée en tant qu’individu femme. Maintenant j’ai besoin de me rencontrer.

  

Quelle image avez-vous de la Martinique ?

J’en ai une image seulement fantasmée. Je suis partie une seule fois en Martinique, à l’âge de six ans, j’en suis revenue avec un souvenir tropical, des images de plantes, de pluie, de grenouilles, le goût de la canne à sucre et de fruits inconnus. J’ai soif d’une nature luxuriante qui n’existe peut être pas du tout. J’imagine une chaleur et un soleil différents. J’ai en tête des images que personne n’a faites mais je ne sais pas encore comment cela se déroulera, quels visages je rencontrerai. Je vais sortir de ma zone de confort, me promener, faire des rencontres… La photographie naîtra sur le moment, j’ai envie d’ouvrir un studio à ciel ouvert.

  

Comment vous situez-vous par rapport à la notion d’exotisme ? 

Ce sont des questions dangereuses auxquelles je dois faire attention. C’est pour cela que je souhaite intégrer des paroles à ce projet. J’aimerais écrire des chansons et les restituer dans une exposition performée, activer les images – qui peuvent être superficielles puisqu’elles n’ont ni son, ni odeur –, les faire parler par le chant. La parole peut avoir une plus grande sincérité que la photographie et je veux jouer là-dessus. Je cherche une image chargée à travers le portrait d’une personne ou d’une nature prolifique. J’y injecte de la matière par le grain, la couleur et les jeux de lumière. Là-bas, je pars à la recherche d’une densité, que ce soit celle de la végétation, du créole, des cheveux ou encore de cette terre chargée d’une histoire coloniale. Si les photographies pouvaient chanter ce serait bien ! J’ai besoin de rajouter des couches, de mêler constamment l’image et le chant. Je vis ma situation de photographe comme un paradoxe, j’ai déjà eu envie de prendre mes distances par rapport à la photographie, la jugeant trop fausse et vide, c’est pour cela que je recherche constamment le vivant, la fluidité, le mouvement.

 

Vous avez réalisé un mémoire sur la « métamorphose et l’opérativité au sein de l’acte de consécration eucharistique catholique », quels liens faites-vous entre le rituel et la photographie ?

Dans ce mémoire, plus que la spiritualité, c’est la métamorphose – notamment grâce à la lumière – qui m’intéresse, la manière dont la part invisible de chaque personne peut être amenée à transparaître. J’ai fait pas mal de photographie à la messe, j’y allais avec une grande curiosité. Mallarmé explique que cette cérémonie incarne la plus grande et la plus longue des performances, sans cesse répétée depuis la Cène. La manière dont Michel Journiac, Mallarmé, Nietzsche ou encore Gœthe parlent de la lumière et du spirituel avec un mélange de haine et de fascination m’a bouleversée. Mon regard s’est posé sur les catholiques mais ça aurait pu être autre chose. La photographie participe d’un rituel, c’est porter une attention particulière à quelque chose de manière immédiate, avec la conscience qu’on ne peut pas tout saisir. Je me suis aussi beaucoup attachée aux gestes pendant la messe. En Martinique, je vais travailler dans une ferme biologique en échange de logement et de nourriture. Être dans un jardin, c’est avoir un rapport franc au temps, en l’observant agir sur les fruits, et aux gestes ancestraux. Dans mes photographies, la nature peut paraître artificielle mais elle est très importante. Dans nos sociétés modernes, on s’est coupé des gestes archaïques, tels que cueillir un fruit sur une branche ou boire de l’eau à la source, ils appartiennent à un répertoire mythologique. En faisant ces images artificielles, j’ai envie de les faire survivre, de les garder en mémoire.

 

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