Réunis autour d’une table, quatre fois centenaire, qui semble sculptée pour ce genre de cérémonie, avec ses pieds en bois massifs d’où sortent des lions terrifiants, nous l’attendons. Quand elle apparaît, c’est vêtue d’une solennelle robe noire sur laquelle tranchent des joncs d’or ainsi que sa longue chevelure, blonde, presque blanche. Chaque geste est exécuté avec la précaution qu’exige un rituel. Elle apporte un plateau chargé de coupes vides qu’elle répartit sur trois recueils disposés sur la table : aussi épais que des grimoires, ils compilent 200 de ses dessins (chacun édité à 21 exemplaires uniquement et non commercialisé pour le moment). Des flûtes à champagne – a priori habituel pour le lancement d’une exposition – cette fois, remplies d’une concoction un peu particulière qu’Ylva Snöfrid nous sert : de l’élixir d’or. Après en avoir versé une goutte, elle remet le breuvage métallique aux invités. Poison ou remède ? Elle a ce regard glacial qui fait qu’on n’ose pas la contrarier, on boit !
À l’école où elle est éduquée selon les principes pédagogiques de Steiner – courant axé sur le développement personnel et spirituel de l’enfant –, on repère chez Ylva Ogland (son nom de l’époque) une trop forte propension à communiquer avec l’univers. On lui recommande alors de s’injecter de l’or. Depuis, le métal précieux a pris une autre signification : « Je vous ai fait boire mon double-miroir [mirror twin] » révèlera-t-elle un peu plus tard – évoquant cet autre artiste avec qui elle cohabitait, avant de tout à fait fusionner, en 2017, au cours d’une performance au MO.CO-Panacée de Montpellier. Les joncs d’or, précise-t-elle encore, aux poignets, au coude, à la taille et au cou, sont aussi là pour assurer la conjugaison entre Ylva et Snöfrid.
Tout est art
Quelques gouttes ont tâché un des livres. Ylva Snöfrid n’y voit aucun problème. Ce qu’elle sacralise, ce sont les rituels et non les œuvres qui en résultent. Les 1200 dessins exposés sous vitrine se situent entre l’art brut, le journal intime et l’étude des chakras : à l’encre ou au crayon de couleur, figure, écritures ou formes abstraites, ils retracent un flux de pensée quotidien et non hiérarchisé. On y retrouve des spirales jaunes, des émanations d’énergie, des dates, le prénom de ses filles, des schémas du corps humain, des bribes de texte… le fil conducteur est à chercher dans le titre : Birth, Life, Death. Sa maternité, sa carrière, ses réflexions sur le devenir de l’âme, Ylva Snöfrid fait feu de tout bois : « I try to turn everything into art – everything should be art » peut-on lire dans un coin de page, ou comme elle nous le confirme plus tard de vive voix : « Depuis que je suis enfant je ne me suis jamais vraiment arrêté de peindre. L’art est mon langage, je le parle tout le temps. Ma famille vit entourée de mes œuvres, c’est assez extrême. J’ai peint sur chaque lampe… Et sur chaque table aussi… Et sur le lit ! Et sur le canapé ! » Parmi cette flopée d’esquisses, une, plus inquiétante, semble un autoportrait : de l’air s’échappe de la bouche de cette femme, elle est assaillie de flèches rouges, pointées sur ses organes vitaux, avec ces mots gribouillés en légende : « compression on the skeleton » ; « pressure on the brain and eye globe ».
Au sommet de l’esprit
« Pourquoi vous êtes-vous représenté avec la peau verte sur cette peinture-ci ? » Couleur spirituelle de l’être ? Reflet des aurores du ciel ? On se demande, on cherche l’interprétation la plus métaphorique. Ylva Snöfrid nous répond, sans détour : « Pas du tout, c’est tout simplement la couleur que j’avais lorsque je me regardais dans le miroir. J’ai rarement eu de tels vomissements, j’en étais à rendre de la bile », explique-t-elle. Celle qui prévoyait de rester plusieurs jours à Jungfraujoch – plus haute station de recherche scientifique, située dans les Alpes suisses, à plus de 3500 mètres d’altitude – doit écourter son séjour, pour cause de mal des montagnes aigu. Les 21 (comme le nombre d’heures dans une journée) peintures alignées en spirales dans cette seconde partie de l’exposition racontent cet épisode. Elle qui souhaitait faire un « rituel » dans la neige, ne s’attendait pas à faire une telle expérience, à la limite de la sortie de corps. Cette même silhouette qu’on observait plus tôt dans un dessin entouré de flèches rouges revient en peinture, cette fois harcelée par les corbeaux, la chair ayant laissé place à un squelette apparent. Les montagnes blanches, présentes en fond de chaque toile décrivent un espace liminal où s’accomplit le difficile passage d’un état à un autre. Dans cette spirale de tableaux, le spectateur lui-même est invité à entrer dans la transe. « Certains motifs sont aussi sûrement des hallucinations que j’avais à ce moment-là… » précise la peintre, dont le portrait finit par s’éclipser des compositions : ne reste qu’un ciel noir, sur lequel explosent de minuscules motifs blancs, un artifice de confettis ou myriade de spermatozoïdes. Arrivé au bout de lui-même, le « je » s’efface et laisse place à une vision cosmologique, où s’unissent le début et la fin.
Ylva Snöfrid, Cosmos et Vanitas
⇢ jusqu’au 23 février à l’Institut suédois, Paris
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