En ces temps étranges où la transidentité a rejoint les marottes du débat public, la Gaîté Lyrique offre un safe space bienvenu. Elle l’offre au sens littéral : sans payer. Pour atteindre son cœur, il suffit de rejoindre sa petite galerie au premier étage et de s’immerger, pour une heure ou deux, dans une modeste collection d’images à l’ambition colossale : donner à voir de nouvelles façons d’être au monde.
Ce n’est pas une formule : quand les personnes concernées se réapproprient leurs représentations, l’art vis-à-vis de son histoire fait et exige de nous un pas de côté. L’expo est une déclinaison du numéro paru en 2020 de la revue The Eyes, déjà nommé « TRANSGALACTIQUE ». À la Gaîté, pour des raisons de sécurité, l’accès libre aux œuvres interdisait de présenter les originaux des quinze artistes réuni·es. Alors, pour ne pas passer à côté de leur ampleur, devant les reproductions de photographies ou les vidéos diffusées sur des écrans sanglés à des piliers, l’œil et l’esprit du visiteur gagneront à détecter les connexions originales entre les corps représentés et leur environnement. Mais aussi à les considérer comme des paysages en eux-mêmes, dans une symbiose dont nos réflexes nous privent souvent.
Une fois ce prisme en tête, tout ou presque paraît joyeux, coloré, puissant. Les bras étendus dans un signe d’acceptation, le corps pris dans une robe tachetée d’un violet tranchant, immergé dans une forêt de lotus sacrés et de palmiers, c'est peut-être Kama La Mackerel qui symbolise le mieux l’écologie queer que revendique l’exposition. L’artiviste mauricien·ne, en inscrivant son corps drapé de tissus chatoyants devant des paysages familiers, renouvelle l’art de la carte postale en l’infusant dans sa subjectivité trans.
Juste à côté, on sourit de complicité avec Brandon Gercara qui a installé devant la mer, sur une plage de La Réunion, une scène faite de palettes où iel performe les enregistrements de trois penseuses qu’on aime bien : Françoise Vergès, Elsa Dorlin, Asma Lamrabet. Talent d’incarnation, bredouillements restitués, accessoires chiches, bribes féministes et décoloniales, le tout sur fond de bruits marins : on voudrait repartir avec la bande-son en poche, et pour penser, et pour s’endormir.
On se décale d’un siège et d’un écran et cette fois l’installation est majestueuse : entre une paroi rocheuse aux dégoulinures ocre et un dictaphone sur trépied, trois panneaux de mousse acoustique s’évaporent dans des flammes. Au diable l’autocensure : une voix off nous confie, dans les crépitements tranquilles d’un feu de cheminée qui avalent ses mots, la honte passée, la peur de la voix qui déraille, la performance soignée devant les attentes familiales. On doit l’œuvre aux Brésilien·nes Masina Pinheiro et Gal Cipreste, et c'est hypnotisant, et c'est cathartique.
Rien à voir avec tout le reste, rien à voir non plus avec tout ce qu’on a déjà vu ailleurs, mais il faut persévérer car l’écran reste noir longtemps avant de révéler des galaxies de couleurs par tranches : c'est l’IRM d’une sculpture. L’artiste franco-australien Roy Köhnke nous a habitués à une statuaire déstabilisante déclinée en visions organiques d’un autre monde ; il en propose ici une variation : on hésite entre des coupes transversales de cellules inouïes, des minéraux aliens, des émaux, des ocelles, ou des broderies en mutation permanente. Alors que le volume de la sculpture, une fois projeté sur écran par couches successives, se mue dans notre regard en temps et en patience, Köhnke nous guide vers une perception du corps comme un enchevêtrement complexe et évolutif.
Ce trans gaze que la Gaîté Lyrique met à l’honneur – c'est-à-dire ce « regard trans » voué, avec le female gaze, à contrecarrer l’omniprésence du bien connu male gaze – se présente parfois dans les atours les plus simples. Ainsi des clichés de Darko de la Jacquette, qui forment le patchwork du quotidien, manifesté de façon banale, d’un homme enceint puis d’un père. Ni parcours de transition ni dolorisme, mais la pure joie de rapports tendres et horizontaux avec le monde. Avec un peu de bonne volonté, le visiteur circonspect peut accéder à cette évidence : la lutte pour l’acceptation de la diversité a aussi besoin de ce calme et de cette spontanéité-là.
À l’inverse, la photo de groupe monumentale de Zanele Muholi ne peut s’épuiser en moins de quelques minutes de contemplation. L’artiste sud-africain·e nous happe et nous inclut dans un cercle de onze reines de beauté qui sont comme onze mondes déclinés devant une plage bondée. Même à genoux pour ne dissimuler personne derrière elles, elles semblent perchées sur un podium. Dans leur sororité manifeste, elles n’ont rien à craindre de la foule bienveillante ou indifférente alentour.
Ceux qui ne veulent pas partir sans dodeliner de la tête sur des sons efficaces auront le choix entre quatre écrans et huit casques. Les clips de Bobby Sanchez, portés par un flow impeccable, revendiquent son héritage autochtone andin en délivrant des paroles percutantes – en quechua et en anglais – qui prônent la résistance des communautés marginalisées, en particulier indigènes, et de leurs allié·es face aux entreprises néocoloniales. En fredonnant, sur le départ, ne pas oublier d’emporter avec soi une des affiches conçues par l’artiste et chercheur SMITH pour une campagne d’Act Up-Paris, où les corps apparaissent dans leur plus simple appareil : leur chaleur, captée dans l’infrarouge.
Une telle démarche de la Gaîté Lyrique peut-elle participer à confisquer la transidentité des mains des éditorialistes les plus énervés, des experts de plateau les moins informés et d’une ribambelle de wannabe boomers pas concernés et en mal de bouc émissaire ? Oui, mais une telle efficacité ne tient qu’à nous : charge à chacun·e, s’iel en a l’énergie, d’y mener un retardataire ou un boomer de son entourage, et de dénicher parmi ces images les plus propres à crever la pellicule de peur irrationnelle qui macule leurs rétines et embue leurs cerveaux. Merci, et courage !
TRANS*GALACTIQUE, exposition collective jusqu’au 9 février à la Gaîté Lyrique, Paris
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