D’emblée, une grande image, une carte constellée du nom de chaque « pionnière », rappelle que durant l’entre-deux-guerres des créatrices des quatre coins de la planète ont convergé vers Paris, qui jouit alors d’une réputation de « capitale mondiale de l’art ». Certaines s’y fixent, d’autres y passent, toutes y butinent le pollen de la modernité et contribuent au travail de la ruche. Elles viennent, entre autres, du Brésil, d’Espagne, du Danemark, d’Inde, de Pologne, d’Ukraine. À part quelques stars du moment – Baker, Chanel, Delaunay ou Lempicka –, on trouve beaucoup d’artistes aux noms sans écho. Pourtant, elles font partie du vivier du Montparnasse des Années folles, sont impliquées corps et âme dans leur pratique, peignent, cousent, sculptent, filment, et affichent une toute nouvelle indépendance. Là, elles livrent leur regard au monde et participent au récit de ce micro-territoire de l’avant-garde internationale. Aussi, Pionnières invite à compléter une narration bien plus polygenre qu’il n’y paraît, à la réécrire. En partant du travail de ces femmes, on envisage une autre « école de Paris » qui se dessinerait non plus seulement autour de La Ruche, mais encore autour de l’Académie fondée par Marie Vassilieff, endroit où siège aujourd’hui AWARE – centre de recherche dédié aux femmes artistes que dirige Camille Morineau, commissaire générale de cet opus curatorial mené de main de maîtresse.
Depuis le corps social
Les trois premiers chapitres retraversent, de 1918 à 1931, le corps social, notamment en y replaçant l’activité des femmes. On y cite d’entrée celles sans lesquelles l’effort de guerre n’aurait aucun sens, les suffragettes, les grandes sœurs, on y saisit l’esthétique dominante Art Déco, le culte du machinisme, l’essor de la mode, les fêtes charleston aux robes légères… Le terrain de jeu de ces artistes s’organise dans une capitale qui, au lendemain des tranchées, cherche l’insouciance et, après le drame collectif, se recentre sur l’individu en l’accompagnant d’une fulgurante libération des mœurs. C’est sur le fond de ce paysage ouvert de plaque-tournante des cultures que les œuvres apparaissent, que les trésors se chassent et se découvrent dans la palette fauve de Marevna, les compositions abstraites de Marcelle Cahn ou d’Anna Béöthy-Steiner, le film expérimental de Germaine Dulac, les poupées de Stefania Lazarska, les marionnettes de Sophie Taeuber-Arp. Les fils se tirent, se relient et maillent une société dans laquelle les hommes adviennent en filigrane, tantôt mari artiste (Gleizes), tantôt référent pictural (Léger), tantôt galeristes (Bernheim-Jeune frères). À l’intérieur de cette « parenthèse enchantée » soufflée par la crise de 1929, nombre de créatrices parviennent à l’autonomie financière, libérant au passage la parole de leurs corps au nez et à la barbe d’un patriarcat souverain. C’est depuis ce corps social que la part intime de « la garçonne » affleure, s’affirme bientôt, quitte à glisser un cigare entre l’index et le majeur.
La part intime
Selon des thématiques pertinentes, les salles qui suivent exposent le corps intime au travers de Pietà revisitées qui allaitent dans la contrainte (Maria Blanchard ou Chana Orloff), sous les traits de sensuelles anonymes (Jeune femme, tête renversée d’Émilie Charmy), de figures lesbiennes et de scènes suggestives (Suzy Solidor et Groupe de quatre nus de Lempicka), de visages pris par l’objectif de Gisèle Freund, celui d’Adrienne Monnier, libraire essentielle et, bien sûr, d’autoportraits multiples. Un exemplaire de La Garçonne de Victor Margueritte, roman à scandales dès sa sortie, en 1922, ouvre le bal de cette succession rythmant le pas de celles qui révèlent et ne cachent ni leur homosexualité, ni leur bisexualité. Cependant, la « garçonne », une image d’Épinal, ne signe pas la fin des injustices liées au genre, pas plus qu’elle ne circonscrit la plume de Colette, les chairs irréductibles aux normes. Claude Cahun dépasse leur cadre en caressant un « troisième genre » dans ses « selfies » aux résonances contemporaines. À côté, la seule œuvre masculine des cimaises exhibe une sorte de double décalé de la garçonne. Il s'agit du portrait de l’alter féminin de Duchamp : la fameuse Rrose Sélavy. Cliché iconique dont la présence renvoie à un attrait partagé pour le travestissement, pour le jeu des versions et de l’inversion, que l’on interprète ici telle une façon de revenir à la question des complémentaires et du contrapposto, une manière de retourner l’histoire comme un gant, peut-être de velours.
Multiculturalisme
Dans l’ultime chapitre, le neuvième du récit, le corps est toujours central en tant que véhicule de l’être au monde, en l’occurrence un monde pluriel composé de déplacements et de rencontres. Un réalisme sans complaisance dépeint des personnages à la peau noire (Lucie Cousturier, Mela Muter, Suzanne Valadon), côtoie des paysages magiques accueillant des nus surréalistes (Tarsila do Amaral). Les styles se mêlent et sourde le multiculturalisme qui a bâti les lettres de noblesse d’une avant-garde qui doit se mettre à la hauteur de ces pionnières aux horizons variés. C’est sur l’étonnant American Picnic de Juliette Roche, tableau qui réunit des personnages hors des considérations ethniques et sexuelles, que se referme la parenthèse, pendant que les épouses retournent à leurs fourneaux. Un siècle, donc, avant que cette exposition ne rende hommage à ces amazones de l’art dont les doigts ont fait bouger les lignes, avec les frontières.
> Pionnières - Artistes dans le Paris des Années folles, jusqu'au 10 juillet au Musée du Luxembourg, Paris
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