L’œuvre de Myriam Mihindou a ceci de particulier qu’elle ne transforme pas l’espace mais initie chez le spectateur une conscience aiguë de son environnement et de lui-même. D’emblée, le mur peint d’un beige sourd qui inaugure l’exposition Praesentia pousse à faire le vide dans son esprit avant d’entrer. Une présence à soi qui passe dans le cas de Mihindou par une présence aux œuvres, qu’elle expose au Palais de Tokyo dans un accrochage à leur image : mesuré, minutieux mais non moins puissant. En se baladant dans les quelques salles de Praesentia — titre dont l’étymologie évoque autant la méditation, la force que la protection de l’âme par la pensée —, on retrouve les motifs que l’artiste déplie habituellement dans son travail hétéroclite : des phrases écrites au fil de cuivre parfaitement tressé, des tableaux de feuille de soie, de fragiles sculptures en verre et en terre cuite aux formes abstraites, des captations de performance, et une grande photographie d’une main à la peau noire peinte de blanc, clouée sur un fond rouge sang, évoquant la violence qui habite la surface des corps. C’est toute l’ambiguïté du travail de Myriam Mihindou que l’exposition explore : une douceur tissée dans une véhémence insoupçonnée, que l’on apprend à déceler en regardant de très près ce qui s’était jusque-là présenté comme une promenade entre de belles œuvres apaisantes.
Méditation agitée
Des feuilles de soie brunes superposées, déchirées en un format rectangulaire afin de fabriquer un tableau froissé, que l’on regarde comme on lirait un calepin. Pour comprendre de quoi il s’agit, les yeux se plissent et distinguent des points de croix à la surface de l’œuvre. La frêle pellicule de soie a été réparée par des fils de cuivre. Cette série d’œuvres, Patrons (2022), est le résultat d’un rituel observé par l’artiste depuis quelques années. La superposition de feuilles de soie ou de calques, imbibées de thé ou d’encre, lui permet de mimer les couches de l’épiderme. À même cette surface charnelle on peut lire des notes, pêle-mêle : « (plantes animaux) un être doué de vie », « organisé », « organiser », « latin (organum) », « grec (organon) »... Un accès à la psyché de Myriam Mihindou, éclairant comment elle incorpore ses recherches à son travail : très littéralement en les apposant sur la toile, mais aussi par jeux de mots et de matières. L’artiste montre comment l’organe qu’est la peau fait aussi l’objet d’une organisation politique. Pour l’artiste, la société est un corps, une matière à penser et à panser, et c’est de cette tension entre soin et positionnement politique que nourrit son travail. De même, la série Fleurs de peau (1999) présente des savons sculptés en forme de coquillages, de fleurs ou de parties du corps, objets symboles charriant avec eux les peaux qu’ils ont lavées, soignées, apaisées, irritées. Une foule d’objets ambigus que l’exposition montre comme ils sont, entre deux mondes, matériel et immatériel.
Ramification
Au milieu de ce parcours doux amer, s’insinue très souvent du cuivre sous forme de fil, servant à écrire, à réparer. L’exposition donne toute son importance à ce matériau conducteur d’énergie que l’artiste utilise perpétuellement comme une métaphore de la puissance évocatrice de son travail. Avec Vidēre (2020), issue de la série des Langues secouées, Myriam Mihindou éclaire la charge symbolique du langage par le cuivre. Signifiant « voir » en français, le mot latin videre s’échappe d’une feuille de papier pour continuer de s’écrire sur le mur. Voir vraiment un tableau de Mihindou exigerait de se pencher sur ses ramifications symboliques, politiques et énergétiques, seule manière pour elle d’aborder avec justesse des phénomènes de domination ou de discrimination, comme le racisme ou le colonialisme. D’où l’importance des cartes mentales que l’artiste compose dans des tableaux, où le cuivre, les tâches d’encre ou de thé se mélangent à des définitions découpées dans des dictionnaires et des racines de plantes. En l’occurrence, les phénomènes de racisme sont décrits comme pernicieux du fait qu’ils imbibent et s’épandent dans toutes les couches de la société, jusque dans les émotions, la science et les corps.
Work in progress
Plutôt que de simplifier ce phénomène en produisant un discours synthétique, Myriam Mihindou lance des pistes évocatrices au visiteur en lui présentant l’état de ce qu’elle pense et ressent sous forme visuelle, un perpétuel work in progress. Service (2000), un ensemble de fourchettes d’argenterie qui enferment une terre rouge, pose par exemple la question de savoir si les couverts européens ne sont pas des instruments de domination, une manière d’imposer un rapport de domesticité occidentale comme seule règle de civilité. Si l’artiste ne se risque pas à prescrire une réponse à cette question, elle nous guide vers un élément de plus à punaiser sur notre carte mentale. La réussite de Praesentia est de produire un sentiment de liberté devant les œuvres, libre d’apaiser le regard pour mieux penser, mine de rien, de si colossaux sujets que le colorisme, le racisme ou les rémanences de la colonisation. Circulaire, le parcours d’exposition n’a ni début, ni fin. Forme de confiance accordée au visiteur, qui y médite et dessine son cheminement, à l’infini et sans assertion.
Praesentia de Myriam Mihindou, jusqu'au 5 janvier au Palais de Tokyo, Paris