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D’ordinaire, l’archive familiale se trouve à la base de votre démarche. Ici, vous faites un bond dans le temps. Quelle relation entretenez-vous avec cet art rupestre préhistorique ? 



Tous les effets du temps sur l’existence humaine me fascinent. D’habitude, rien ne résiste. Tassili n’Ajjer est un accident merveilleux. Après 12 000 ans, le désert a réussi à conserver des œuvres peintes avec du sang, du lait et des déjections de pigeons. Lorsque l’on regarde ces peintures, il est clair que certaines figures sont des divinités. Le fait que cette intention nous soit encore intelligible, c’est un véritable miracle. Même si je travaille beaucoup avec des objets, je commence à prendre conscience de l’importance des mythologies. Tout ce qui reste, à la fin, ce sont les histoires, les récits. 



Le plateau du Tassili n’Ajjer est une zone très chargée politiquement. Pourquoi ce choix ?



Le plateau évoquait pour moi un espace plein de mystère et, en effet, traversé par de nombreux enjeux politiques et frontaliers. L’empreinte coloniale sur place est forte. Les guides qui nous accompagnaient, utilisent encore les noms octroyés par les scientifiques occidentaux : « Le Grand Dieu », « Dame blanche » etc… De plus, la région est soumise à un contrôle soutenu du pouvoir. Les tribus Touaregs locales ont été évacuées et sédentarisées de force, dans les années 1970 et 1980. Aujourd’hui, le tourisme national est la seule façon d’habiter l’espace. Jusqu’en décembre 2022, le plateau était supposément fermé aux étrangers. Officiellement adoptée pour protéger le site archéologique et les touristes des dangers du désert, cette décision était surement motivée par d’autres problématiques. La zone, frontalière avec la Lybie, est suspectée d’être un lieu de passage clandestin. Dans ce contexte, faire participer un groupe d’artistes étrangers au tournage était une façon d’interroger le système légal en place. Mon film est neutre en termes de discours politique, je ne pouvais pas me permettre autre chose. Mais le compromis peut être aussi une façon de défier l’ordre établi. 



Comment se sont déroulées les négociations avec l’état algérien ?



Sur place, il faut savoir que l’armée doit approuver préalablement notre itinéraire et ce qu’il est possible de filmer. Nous étions à la merci d’une force extérieure tout en étant accueilli chaleureusement par les guides. Cette tension est omniprésente dans le film. Par la caméra subjective, le spectateur s’interroge sur le hors-champ. Il ne s‘agit pas de romantiser les difficultés administratives que j’ai pu rencontrer en produisant Tassili. Ces problématiques font partie de ma vie, comme pour beaucoup de familles avec une histoire d’immigration. Durant la guerre civile, ma famille chrétienne a dû fuir le pays, batailler pour obtenir des visas etc… Depuis mon retour en Algérie, je vis ces démarches rocambolesques au quotidien parce que ce pays est victime d’une forme d’inertie héritée des français. 



© Marc Domage



Tassili est avant tout une installation immersive, grâce à la musique de Nicolas Jaar, Sega Bodega, Yawning Portal et felicita. Quelle place le son occupe-t-il dans votre pratique ? 



Enregistrer du son me sert à comprendre un espace. Un dispositif d’enregistrement à 360 degrés nous a suivi durant tout le périple. Ce type d'équipement n'avait jamais été utilisé sur le plateau auparavant. Une fois cette archive sonore constituée, je l'ai confiée aux artistes. Ensuite, comme pour un cadavre exquis, j’ai découpé le film en quatre. En plus de la bande-son, chacun s'est vu attribué une partie des images dans laquelle fondre son morceau. Le son me permet aussi de contourner les dilemmes de la représentation. En 2017, alors que je préparerais l’exposition The you in us à la Chisenhale Gallery à Londres, j’ai suivi un groupe de garçons délinquants dans mon quartier à Oran. Au départ, je voulais réaliser un film mais contre toute attente, je me suis liée d’amitié avec eux. Soudainement, il était devenu indécent de dévoiler notre intimité. J’ai fait le choix d’extraire le son des prises de vue pour le diffuser tel quel dans la galerie. Ainsi, j’évitais la frontalité des images.



Quelle dimension conceptuelle attribuez-vous au désert ?



J’ai grandi dans une communauté chrétienne. J’ai compris jeune ce qu’était la spiritualité et la dévotion et quelle forme pouvait prendre une pratique spirituelle. Pourtant, l’expérience mystique la plus forte que j’ai eue s’est déroulée dans le désert. Mon endurance physique et émotionnelle en a été transformée. C’est un lieu en dehors de tout espace-temps, tout y est remis à sa juste place. Au milieu du sable, la temporalité devient élastique et c’est un sentiment addictif. Le vide autour de toi-même et des autres, force à se rencontrer. Pour les locaux, l’hospitalité est tout à fait spirituelle. Honorer ses invités c’est honorer Dieu. Au départ, j’avais un peu l’impression de les voir performer leur culture mais rapidement, la nature collective de cette mission, en plein milieu de nulle part, a rendu la situation davantage égalitaire. Le désert est le seul espace sur terre où tout est absolument horizontal.





> Tassili de Lydia Ourahmane ; jusqu'au 27 février à la Fondation Louis Vuitton ; du 28 janvier au 15 avril au Mercer Union à Toronto

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