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« Certains diront que j’ai copié Picasso, mais c’est lui qui m’a volé en premier ! » sourit Lubaina Himid devant sa relecture de Deux femmes courant sur la plage (la course) : une immense fresque sur tissu intitulée Freedom and Change. Deux femmes noires s’élancent, elles ont la monumentalité des « grands hommes » et le pas léger sur le sable, à moins qu’elles ne quittent quelque plantation. Elles tiennent en laisse des chiens aux dents aiguisées, symbole d’asservissement, qui filent en dehors du cadre. En queue de course et au raz du sol, deux têtes flasques d’hommes blancs tirent la langue. Sur le mur adjacent s’écrit un autre épisode de l’histoire de l’esclavage, à lire au fil de motifs – récurrents dans la pratique de l’artiste – peints en noir et blanc sur des petits formats carrés. Cotton.com livre une mémoire intime de la « famine du coton », une pénurie due à la guerre de Sécession, qui déstabilisa l’industrie textile anglaise. Dans cette œuvre, Lubaina Himid adopte un processus presque minimaliste pour transcrire un dialogue fantasmé entre les esclaves des champs de cotons en Amérique, et les ouvriers de Manchester qui ont soutenu le combat des premiers. « […] les classes ouvrières d’Europe comprirent […] que la rébellion des esclavagistes sonnait le tocsin pour une croisade générale de la propriété contre le travail […] C’est pourquoi, [les travailleurs européens] supportèrent toujours avec patience les souffrances que leur imposa la crise du coton et s’opposèrent avec vigueur à l’intervention en faveur de l’esclavagisme que préparaient les classes supérieures et “cultivées”» écrivait Karl Marx en 1864 dans une lettre à Abraham Lincoln, quelques mois après que ce dernier a proclamé l’esclavage illégal dans les États sécessionnistes. En reliant les deux côtés de l’Atlantique et de la chaîne de production, le capitalisme et l’esclavage, Lubaina Himid invente un langage subversif à la suite de ceux dont la déshumanisation est notamment passée par l’interdiction de parler leur langue maternelle, de lire et d’écrire celle des « maîtres ».

 

Lubaina Himid, Gifts to Kings, vue de l’exposition au Mrac, Sérignan. p. Aurélien Mole

 

La résilience par les arts

L’artiste britannique, née en Tanzanie en 1954, a le sens indéniable de la narration et manie le détournement et la résilience en chef d’orchestre. Gifts to Kings pourrait s’appréhender comme un opéra. Chacune des œuvres, installations et peintures, jouant une partition de l’histoire de la mondialisation ; depuis le déracinement des populations africaines et le commerce triangulaire jusqu’à aujourd’hui pour regarder vers demain, sans aucun misérabilisme. Depuis le motif du bateau, symbole d’utopie comme de déportation et d’exil, jusqu’au détournement d’un moule à jelly, typique de la culture victorienne, en chapiteau rappelant au Royaume-Uni sa dette envers la diaspora africaine. Jelly Mould Pavilion a été exposé lors de la Triennale de Folkstone en 2017, une ville côtière considérée comme le portail de l’Angleterre, au large de Calais. « Je cherche à montrer comment l’événement traumatisant [de l’esclavage] résonne dans le présent à travers l’histoire », poursuit Lubaina Himid. En pièce maîtresse : Naming the Money. Les regards convergent vers un chœur de personnages peints à échelle humaine sur des panneaux contreplaqués. Derrière chaque silhouette, une étiquette estampillée « Balance sheet » (bilan comptable), semblable à celles collées sur des produits manufacturés, indique le prix (zéro dollar), le statut (« le dresseur de chien », « le violiste », « le fabricant de jouet », « le peintre », etc.) et la description succincte de l’ « objet » : « My name is Walukaga / They call me Sam / I used to chase wild boar / Now the dogs do it for me / And they have the meat ». En fond sonore, les voix de ces personnages se mêlent à des airs baroques et aux notes d’une Ella Fitzgerald ou d’un Buena Vista Social Club. L’artiste a puisé ces figures dans la peinture européenne classique du XVIIe siècle, présentes dans les portraits aristocratiques comme attributs de richesse et de pouvoir. Elle rend corps et nom, une humanité, aux anonymes rassemblés derrière le mot « esclavage » tout en soulignant, par la pauvreté des matériaux et l’aspect carnavalesque des costumes, la spectacularisation du corps noir dans la culture occidentale. Un « produit » doit être beau et attractif pour l’acheteur. Cette esthétisation a survécu au colonialisme. En témoigne la recherche sémiologique que Lubaina Himid a menée pendant dix ans à partir de l’iconographie du Guardian (Negatives Positives : The Guardian Series). Au mur, une série de pages datant de 2007, année de commémoration du bicentenaire de l’abolition de la traite négrière en Angleterre, offre une typologie de la « figure du noir » dans le principal quotidien anglais : clownesque, agressive, apitoyée, athlétique ou sexualisée, toujours juxtaposée à un fait divers.

          

Lubaina Himid, Gifts to Kings, vue de l’exposition au Mrac, Sérignan. p. Aurélien Mole

 

La responsabilité des institutions

Gifts to Kings tisse l’envers d’un récit historique et des représentations officielles monopolisés par les puissants, hier colons et négriers, aujourd’hui gagnants de la mondialisation. En tant que femme noire britannique, « je ne suis pas représentée [dans les institutions politiques, culturelles, scolaires et médiatiques – Nda], qu’est-ce que je fais à partir de là ? » interroge l’artiste, figure du Black Arts Movement dans l’Angleterre de Margaret Thatcher. Son œuvre est resté assez confidentiel jusqu’à la consécration du Prix Turner en 2017. Cette reconnaissance tardive signe-t-elle une ouverture de la part des institutions ? Le gouvernement de Teresa May s’était fixé l’objectif de 12 800 expulsions en 2017-2018, d’après Le Monde. Sans aucun égard, jusqu’à l’éclatement du scandale, pour la « génération Windrush », du nom du bateau qui transporta des centaines de Caribéens pour reconstruire le Royaume-Uni au lendemain de la seconde guerre mondiale. Des travailleurs issus des anciennes colonies, aujourd’hui suceptibles d'être criminalisés et privés des droits les plus élémentaires. 

Lubaina Himid, Gifts to Kings, vue de l’exposition au Mrac, Sérignan. p. Aurélien Mole

Du côté de la France, dont la politique migratoire est contraire aux principes des droits de l’homme, la reconnaissance de l’esclavage comme « crime contre l’humanité », portée au Parlement par Christiane Taubira, date à peine de 2001. Il aura fallu l’ « affaire Théo » en 2017 pour qu’une dénonciation du traitement réservé aux « corps postcoloniaux » se fasse entendre. Gifts to Kings est la première monographie française de Lubaina Himid : pas dans les grandes institutions parisiennes, publiques ou privées, qui courent plutôt après les artistes bankables, labellisés « Afrique » ou « afro-futuristes », mais dans le Musée régional d’art contemporain Occitanie à Sérignan, en périphérie de Béziers. Un fief du Front National dont la campagne municipale anti-immigration, avec une personne noire en tête d’affiche, relève, au  mieux, du moyenâgeux. En parallèle de cette exposition, le Mrac explore une autre dimension du capitalisme, la consommation et la communication, avec La Complainte du progrès, dont une partie est exposée de manière inédite au centre-ville de Béziers. Au niveau du musée, il s’agit de « mettre les directeurs artistiques des institutions face à leurs responsabilités » dans la perpétuation des représentations mâtinées d’impérialisme. Pour Lubaina Himid, il s’agit de « rentrer en conversation avec l’autre et de faire sens dans le présent pour faire partie du changement ».

 

> Lubaina Himid, Gifts to Kings, jusqu’au 16 septembre au Mrac Occitanie, Sérignan

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