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Le lit est un motif récurrent dans votre travail. Dans l’espace d’expo, il accueille le public. Dans vos films, c'est un confessionnal pour des hommes de votre entourage. Qu’énoncez-vous en rendant publiques ces intimités ?


La notion de foyer ne m’intéresse pas tellement, voire pas du tout. C’est d’ailleurs pour ça que les films sont tournés dans des chambres d’hôtel, qui promettent une intimité très relative. Ce sont des espaces génériques, impersonnels. En revanche, dans ces endroits, l’idée de location rapide m’attire. Une question revient dans presque chaque entretien : celle du rapport à la propriété privée. La situation (le lit, les espaces exigus, le côté nocturne du tournage, et enfin notre amitié) peut y faire penser, mais je ne vois pas ces témoignages comme des confessions. Ils parlent de la vie de ces personnes, leurs parcours militants, leur sexualité, leurs rapports à la famille, parfois de façon assez crue. Ils parlent de la réalité contemporaine d’un certain milieu, de certaines existences, de différentes générations. Les notions patriarcales de foyer, de confession, de « métaphore de l’intime », sont justement ce que l’exposition cherche à bousculer, voire à faire exploser.


Gruppo Petrolio est-il entièrement à votre initiative, ou né des échanges entre les étudiant.e.s de la HEAD comme le suggèrent les premiers épisodes du film ?


Le projet de départ était simplement de lire Pétrole avec mes étudiant.e.x.s dans le décor de mon biopic sur Pasolini (une trattoria), que j’avais réinstallé à l’école de la HEAD à Genève. Puis en visitant les lieux décrits dans Pétrole lors d’un voyage à Rome, nous avons eu envie d’y revenir pour tourner un film très chiant et conceptuel, qui aurait duré une douzaine d’heures, composé uniquement de lectures de Pétrole. Le Covid a bouleversé nos plans et nous avons co-écrit le synopsis du film, tourné à Grenoble dans un premier temps. Il a été « continué » par d’autres groupes d’étudiant.e.x.s, un peu à la manière dont s’écrivent beaucoup de séries aujourd’hui. Mon rôle dans tout cela est celui d’une hôtesse ou d’un guide touristique puisque j’accueille ces groupes dans la ville où je vis et que je connais mieux qu’elleux, et que c’est moi qui ai posé Pétrole sur la table. C’est à l’image de beaucoup de collectifs où des impulsions sont données et l’on perd de vue qui en est à l’origine.


S’agissait-il de prolonger l’enquête de Pasolini là où il l’avait laissée, en ré-investiguant les causes de son assassinat supposé en 1975 (travail entamé par un quadriptyque vidéo couronné du Prix Duchamp en 2021, ndlr) ?


C’était l’idée de mon cours à la HEAD : découvrir qui sont les véritables assassins de Pasolini en se plongeant dans la lecture de Pétrole et analyser le contexte politico-historique dans lequel il a été écrit. Le livre me frappe par la manière dont il décrit très précisément des milieux politiques, scientifiques et de pouvoir qui ressemblent à s’y méprendre aux technocrates et à la Macronie d’aujourd’hui, avec son goût immodéré pour le progrès, l’innovation, la réindustrialisation. D’ailleurs, Grenoble, technopole, ville industrielle, pionnière de la recherche nucléaire et maintenant des nanotechnologies et des batteries électriques, est un endroit idéal pour lire Pétrole aujourd’hui.


Vue d'exposition, Gruppo Petrolio © Aurélien Mole / Courtesy de l’artiste


Avez-vous rencontré des obstacles dans votre « enquête » entre Grenoble, Bergen et Houston/Texas City ?


Nous avons été plusieurs fois empêchés de filmer par des équipes de sécurité présentes sur les sites et dans leurs environs. Il y a eu des interventions de la police, des contrôles d’identité, des demandes d’effacer ce que nous avions filmé. Cela ne fait pas de nous des héros, plutôt des nazebroques.


L’ombre de Film Socialisme (2010), un des Godard dernière période, ou du légendaire film-fleuve de Jacques Rivette Out One (1971) planent sur Gruppo Petrolio. Les séquences plus « fictionnées » nous ramènent quant à elles à deux autres projets cinématographiques longue durée venus d’Argentine ces dernières années : La Flor (2018) de Mariano Llinas ou à Trenque Lauquen (2022) de Laura Citarella. Imaginez-vous vos films en salle ?


Le monde du cinéma m’inspire mais les contraintes de production et la durée d’élaboration ne m’attirent pas tant que ça. J’aime travailler en équipe réduite pour que les choses aillent vite. Au cinéma, l’improvisation est difficile à entretenir. Cela dit, ce que j’aime le plus aujourd’hui c’est faire des films. Le monde de l’art est beaucoup plus ennuyeux, plus individualiste, et ses formats moins propices au commentaire social et au délire. J’ai très envie de projeter mes films dans des salles de cinéma. On a d’ailleurs organisé des nuits de projections de Gruppo Petrolio au 102 à Grenoble et au Spoutnik, cinéma niché à l’Usine, centre auto-géré à Genève. Ce sont des lieux alternatifs, favorables à ces formats étirés, et la séance est à prix libre. J’ai d’ailleurs été choquée que Trenque Lauquen ait été diffusé en deux séances payantes, alors qu’il s’agit du même film. C’est Victor, un membre de l’équipe du tournage, qui m’a fait connaître ces films argentins – notamment La Flor qui m’a subjuguée. On a regardé tous ces très longs films avec les étudiant.e.x.s. Out One était bien mon point de départ, ma référence pour Gruppo Petrolio, même si, je crois, les étudiant.e.x.s l’ont trouvé assez chiant.


Votre vie intime se mêle à la production des films en train de se faire et dans laquelle vous vous mettez en scène. Comment articulez-vous la fiction avec votre réalité quotidienne ?


Beaucoup de mes œuvres tirent parti des situations concrètes qui sont les miennes : la vie à Grenoble pour Gruppo Petrolio ; mes amitiés et mon expérience des hôtels pour les entretiens ; pour mes solos de danse, je squatte toujours un peu les musées, les centres d’art, je quémande une autorisation de tourner qui n’était souvent pas l’origine de l’invitation. Ma résidence à la Villa Albertine aux États-Unis, octroyée d’office avec le Prix Duchamp, m’a permis d’imaginer une suite de Gruppo Petrolio au Texas. En Norvège, j’ai profité de l’invitation à la Bergen Assembly pour tourner des épisodes avec des étudiant.e.x.s de l’école là-bas. L’écriture est improvisée, le synopsis est lâche, quelques personnages font des incursions dans le film sous leur véritable identité et ces passages sont de nature plus documentaire, alors que les protagonistes principaux sont plus flous, plus ambigus, entre fiction et réalité.



Salut, je m'appelle Lili et nous sommes plusieurs de Lili Reynaud-Dewar

⇢ jusqu'au 7 janvier 2024 au Palais de Tokyo, Paris

⇢ Lili Reynaud-Dewar donne accès au stream illimité des 19 épisodes de Gruppo Petrolio sur simple envoi de son adresse mail via Instagram 

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