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Tester les capacités de l’art contemporain à traduire des langages qui lui sont étrangers, ce pourrait être le leitmotiv des trois expositions qui inaugurent la nouvelle saison culturelle des Tanneries intitulée Draw Loom (« métier à tisser »). Le duo occasionnellement formé par le philosophe et critique d’art Klaus Speidel et l’artiste pluridisciplinaire Nikolaus Gansterer s’appuie ainsi sur les conjectures philosophiques de Ludwig Wittgenstein, qui cherche les limites du sens et du dicible à travers la grammaire, pour mieux les déjouer. L’un expose, entre autres, des photocopies de ses éditions de poche, gribouillées de ses notes de lectures, l’autre y répond avec des dessins à l’encre bleue inspirés des formes de diagrammes scientifiques. Repentirs, entrelacs de lignes, flèches, annotations, ces images dérivées des mots tentent de matérialiser la pensée et ses mouvements. Ces conjectures qui s'inspirent de divers domaines de la philosophie, des arts et des sciences, peuvent d’abord sembler trop conceptuelles. Pour autant, les tracés de l’Autrichien Nikolaus Gansterer ont une valeur intrinsèque qui empêche de les réduire à la fonction d’illustration d’idées. Ses sculptures mobiles – suspendues et sensibles aux déplacements de l’air en sont l’aboutissement. De la surface plane de ses dessins à ses installations en trois dimensions, les tracés de l'artiste se déploient dans l’espace pour démultiplier les lectures possibles d’une formule. 

 

 Nikolaus Gansterer, 16/2b (Fishing for futures with Alfred North Whitehead), (détail), 2017/ Vue de l’exposition Figures de pensée en collaboration avec Klaus Speidel / Galerie Haute des Tanneries – CAC, Amilly, 2021 / Photo : Aurélien Mole / Courtesy de l’artiste

 

Les correspondances d’Élodie Lesourd

En constante référence à la scène musicale, les œuvres d’Élodie Lesourd tentent quant à elles de traduire en images la matérialité invisible de la musique. Alignées les unes derrières les autres, des flight cases ouvertes jonchent le sol. Dedans, pas d’instruments mais des miroirs réfléchissant le ciel de la verrière sous laquelle ces « boîtes à musique » sont exposées. À la différence de cette installation sonore intitulée Some of these Days (2021), aucun son n’entoure les photographies abstraites suspendues un peu plus loin au sein d'une structure en acieer qui rappelle l'architecture de l'espace d'exposition et que l’artiste a saisies lors de concerts. Pourtant, les couleurs de néons et les jeux de lumières qu’elle y figure imposent la correspondance entre le visuel et le sonore. Voyage à travers l’histoire de la musique autant qu’à travers l’histoire de l’art, ses tableaux « hyperrockalistes », comme elle les appelle, complètent ce parcours. Réalisées à main levée d’après des documentations officielles d’œuvres d’art éphémères ayant également pour sujet principal la musique et que l’artiste a sélectionnées sur Internet ou dans la presse, ses peintures sont d’un réalisme trompeur. Micros en suspens, batteries au repos, ces éléments en berne évoquent – à l'image des vanités – une forme d’après fête, quand le blues et la fatigue effacent progressivement l’excitation de la veille.  

 

Élodie Lesourd, Bowerbird III & Synopsie (Série Multimodale), 2021 / Vue de l’exposition Accord final / Verrière
des Tanneries – CAC, Amilly, 2021 / Photo : Aurélien Mole / Courtesy de l’artiste

 

Martine Aballéa, interprète des fantômes 

Dans l’art de capturer et de traduire le passé d’un lieu, les sensations latentes comme la variété de matières, Martine Aballéa est experte. En l’occurrence, elle ressuscite la déviation du Loing qui traversait de part en part cette ancienne tannerie. Pour l’invoquer, l’artiste a plongé l’espace d’exposition de la Grande Halle, vaste salle de 1500 m2, dans une obscurité complète. Comme une apparition, un tissu bleu chatoyant éclairé par de puissants spots ondule à la surface du sol. Quatre ventilateurs dissimulés dessous lui insufflent ses mouvements, mimant l’ancien passage du cours d'eau dans cette pièce : ce détournement de la rivière servait au tannage des peaux et permettait d’emporter les eaux ainsi uséesqui sillonaient les cuves du bâtiment construit en 1947 et désaffecté au cours des années 1970. Attentive à l’histoire du lieu dans lequel elle déploie son œuvre Résurgence, l’artiste n’en oublie pas de le métamorphoser, radicalement : rangés sur des étagères, les silhouettes transparentes de divers instruments de laboratoire en verre, empruntés aux collections du Musée du Verre et de ses Métiers de Dordives, se détachent de l’obscurité à la faveur d’une lumière rosée. Cet autel kitsch et mystique se conjuguant à la procession du textile s’éloigne d’une démarche archéologique ou mémorielle pour ouvrir une troisième « réalité », celle du fantasme. En 1999, Martine Aballéa prenait possession du Musée d’Art Moderne de la VIlle de Paris pour en faire L’Hôtel Passager. Des clefs à récupérer à la réception, de véritables chambres : tout y paraissait « vrai », mis à part que l’on ne pouvait pas y dormir, seulement y rêver. Le mystère de la traduction et de sa plasticité se joue peut-être là : sauter de formes en formes, glisser sur les lois qui les régissent, pour ne jamais laisser les imaginaires s’émousser. 

 

 

Martine Aballéa, Résurgence, 2021 / Vue d’exposition en Grande Halle des Tanneries – CAC, Amilly, 2021 / Photo : Margot Montigny / Courtesy de l’artiste / © Martine Aballéa, ADAGP, Paris, 2021

 

Élodie Lesourd, Accord Finaljusqu’au 28 novembre 2021 ; Martine Aballéa, Résurgence, jusqu’au 06 mars 2022 ;  Nikolaus Gansterer et Klaus Speidel, Figures de pensée, jusqu’au 13 février 2022 aux Tanneries, Amilly

 

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