Pour que les treize artistes se sentent bien et fassent résidence en nombre, il a fallu surmonter la charge raciste de ces murs en marbre. Un siècle après l’Exposition coloniale de 1931, le Palais de la Porte Dorée à Paris, bâtiment monumental aux bas-reliefs célébrant les bienfaits de la colonisation, souhaite se racheter en questionnant ses fantômes. « Au départ, l’exposition aurait dû s’appeler Ce que nous sommes », explique la directrice du lieu Constance Rivière, pour n’oublier aucun vécu. Côté curation, il a fallu éviter les représentations extrêmes et faussées : exotiser ou marginaliser celles et ceux qui ne répondent pas aux critères de ladite « francité », ce modèle illusoire.
Pour certain·es des artistes invité·es, les premiers arrivages sur le sol français se font à Marseille. Dans une salle rectangulaire, deux installations se font face. Au milieu, un grand bloc noir. Il s’agit de l’ancien studio photo de Grégoire Keussayan, Studio Rex, situé dans le quartier de Belsunce. Des années 1930 à 2000, ce dernier photographie la clientèle d’origine nord et ouest-africaine, invisibilisée, et décide de leur remettre ces clichés mi administratifs, mi intimes, pour les envoyer aux familles hors de l’Hexagone. Quelques mètres plus loin, au sol, une phrase est gravée dans des cubes à la texture étrange : « Toute personne a le droit de circuler librement et de choisir sa résidence à l’intérieur d’un État. » N’ayant pu retrouver sa Palestine natale, Taysir Batniji pense cet article 13 de la Déclaration des Droits de l’Homme avec l’emblème de la ville phocéenne : le savon. Un matériau protéiforme, autant utilisé pour laver et soigner son corps, qu’objet mobile et fragile, à l’image du chemin migratoire à traverser (L’homme ne vit pas seulement de pain #2, 2012). Deux histoires différentes reliées par une même ville refuge et le désir de faire valoir des existences aux yeux d’institutions, notamment artistiques, qui les délégitiment.
Entre la terre d’où l’on part et celle où l’on arrive, d’autres espaces sont à concrétiser. Pour mieux percevoir ces périples et trouver du sens dans les trajectoires de vie contemporaines, il faut remonter le fil de l’histoire familiale. Et puisque trouver les mots justes s’avère complexe, Hannah Puzenat a préféré les images au langage. Cette « carte sensible » projetée au mur, où plusieurs formes circulaires bleu et jaune sont reliées par des courbes, oscille entre la forme d’un arbre généalogique et celle de connexions d’atomes. La plasticienne-chercheuse a mis en pratique l’idée de « mémoire migratoire » à travers le récit de son grand-père. Ses Mémoires Croisées - Récits cartographiés sont, au départ, fondés sur une erreur : « Après plusieurs années de recherche, j’ai échangé avec mes grands-parents sur leurs origines. Jusqu’ici, j’ai toujours cru que mon grand-père était pied-noir. En le titillant à ce sujet, il m’a affirmé qu’il est Juif-Algérien. À mes yeux, ça n’avait pas d’importance ; il m’a répondu “si, ça compte”. »
Pas à pas les archives
Peut-on oublier la maison où on a vécu ? Si l’on en garde une image nette, peut-on la reconstruire, face à nous, intacte ? Dans une nouvelle pièce rectangulaire, deux espaces de refuge mettent en perspective, chacun à sa manière, le souvenir du « chez soi ». Après le coup d’État en 2021, Aung Ko part du Myanmar pour la France. Une maison multicolore nous fait signe, son toit est recouvert de tissus, comme une fresque textile infantile face aux souvenirs de la perte (Myanmar house, 2024). À l’extrême opposé de la pièce, la plasticienne birmane Nge Lay (Anchoring, 2024) pense un espace en forme de couloir où le soin est de mise : un grand rideau noir forme un long rectangle dans lequel se faufiler. Au centre, un coussin volumineux, que l’on pense doux pour s’y poser, cache en lui de très lourdes pierres, pour « rappeler l’inconfort d’être arrachée à sa culture ».
S’affranchir du statut migrant·e / non-migrant·e suppose d’abolir les frontières. Pour étendre les trajectoires vers une géographie plus poreuse, il faut redessiner les cartes et la géographie. Depuis The Mapping Journey Project, Bouchra Khalili retrace les chemins effectués via la mer. Marseille, Tunis et la partie sud de l’Italie ne sont plus des villes mais des noms d’arrivage, sans frontières délimitées, reliés par des pointillés blancs sur fond bleu-électrique. En fin de parcours, la toile d’Amalia Laurent laisse cette notion s’estomper pour proposer une « carte de désorientation », large pièce textile où ne surgissent que des couleurs brutes, sans ligne : du rose, du bleu et du vert clair, comme d’étranges nuages qui nous chuchotent la victoire de leur union (À l’usage des fantômes) ; et nous rappeler que nous sommes étranger·es à n’importe quelle terre.
⇢ Chaque vie est une histoire, exposition collective jusqu'au 9 février au Palais de la Porte Dorée - Musée de l'Histoire de l'immigration, Paris
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