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Dans les quartiers branchés de Paris, gentrification et graffitis semblent faire bon ménage. En tant que pionnier du graff, quelle est votre réaction face à ce détournement ? 


Je constate cette tendance à la récupération, mais le graff est loin d’avoir été totalement détourné, pour l’instant en tout cas. Il est important de faire la distinction entre graff et street art. Le graff c’est la forme écrite de notre art, elle reste indomptable. Des tonnes de graffeurs continuent d’écrire sur les murs, les métros et les camions, de façon sauvage. Quelques artistes issus de la culture graff ont fait le choix du street art, et d’autres, comme moi, celui d’exposer en galerie. Mais une bonne partie du mouvement demeure indépendante aujourd'hui.


Les murs restent des espaces politiques. Récemment, les féministes en ont fait un haut lieu de revendications. 


En effet, même si les colleuses sont des activistes – elles collent dans le but de dénoncer les féminicides – ce n’est pas si différent. Si graffer est un geste artistique, les origines du graff à New-York ou Philadelphie sont aussi très politiques. C'était une façon de dire : on existe. Puis progressivement, on a voulu faire de l’espace urbain un lieu plus habitable. L’idée était de rendre les quartiers pauvres respirables en investissant l’espace idéal pour exprimer ce type de revendications : le mur. Un lieu accessible pour tous et visible par tous.


Vandalism (Portfolio 2) (1974/2016). Photographie noir et blanc traitée pour archivage. Courtesy Super Dakota (Bruxelles / Brussels). ©John Divola


Beaucoup de graffeurs revendiquent l’aspect cryptique de leur art. N’est-ce pas paradoxal d’écrire dans l’espace public des phrases indéchiffrables ? 


Je pense que le problème vient davantage du spectateur, pas assez patient ou curieux pour comprendre le message. C’est une forme de fainéantise. Il est habitué à comprendre directement ce qui est inscrit sur les murs mais le graff n’est pas une publicité. Mon amie, l’artiste Gillian Wise, membre du constructivisme britannique, me disait son incompréhension face au désintérêt des critiques vis-à-vis du graff et de son potentiel d’analyse. Déjà à l’époque des constructivistes, les critiques considéraient leurs œuvres comme incompréhensibles. Je crois aussi que c’est sur le point de changer. Une génération a grandi avec des tags sur les murs, ce sera plus organique pour ces jeunes de commenter et d’écrire de façon juste sur le graff. Hugo Vitrani par exemple (commissaire de l'exposition - ndlr) vient de cette génération.


Le graff est aujourd’hui une école. Les jeunes néophytes sont-ils attachés à la tradition ou plutôt iconoclastes ? 


Les nouvelles générations sont très attachées aux codes esthétiques et les perpétuent. Beaucoup commencent par des formes brutes, le flop (un simple nom en noir par exemple) avant de développer une identité graphique propre. Ce même chemin initiatique des débuts du graff est encore emprunté aujourd’hui par les jeunes adeptes. C’est une forme libératoire pour beaucoup d’artistes aux Beaux-Arts. Le graff leur sert d’espace de liberté, loin de l’académisme de l’enseignement. À l’époque, on ressentait la même liberté à être loin du monde de l'art. C’est un grand privilège pour un artiste de pouvoir se soustraire à ce regard critique. D’ailleurs, tous les autres artistes non graffeurs présents dans l'exposition pensent leur démarche loin de tout classicisme, de tout rapport normé à la beauté. C’était l’esprit de l’époque. Ces dix dernières années, les techniques du graff ont été récupérées par les artistes contemporains. La bombe et l’aérographe sont beaucoup utilisés par les peintres. Katharina Grosse par exemple, même si elle refuse cette affiliation, est pour moi une héritière de la tradition du graff.


Très jeune déjà, vous vous présentiez comme peintre. La boucle est bouclée !


Bien sûr ! Le dernier mouvement dans l’histoire de la peinture, c’est le graff. Je n’en connais pas d'autres. Il a tout chamboulé. Le rapport à la lettre est un vrai tournant, tout comme l'énergie compulsive. Tous les artistes de l'exposition partagent ce rapport obsessionnel à la création. Le graff apparaît à la suite du pop art, en plein ras le bol de cette commercialisation des œuvres et l'appropriation sans limite des esthétiques artistiques par les publicitaires. Cette violence qu’on attribue au graff est largement partagée par les artistes de la période. Les œuvres de Gordon Matta Clarck le prouvent : un coup de pinceau peut être aussi explosif qu’une bombe de peinture.


© Lamentation, 2012, Jay Ramier


Vous êtes désormais plasticien. Comment faites-vous pour rester connecter à l’énergie de la rue ? 


Il faut beaucoup se promener, se balader dans les rues, faire des rencontres inattendues et, surtout, refuser d’être un artiste d’atelier. C’est ce qui permet de prendre la température de la société. La ville, c’est aussi des gens, pas seulement des surfaces ou des limites géographiques. Je n'observe pas la ville, je la sens. Je suis ce qu’on appelle streetwise. De très loin, je peux détecter un potentiel danger à contourner. Je repère aisément les caméras avant de poser un graff. Cette acuité, cette sagesse de la rue, ne peut advenir que si on déambule quotidiennement. L’artiste SKKI© qui participe à l'exposition en a fait un élément central de son travail.


Si vous vous promenez souvent, il ne vous a pas échappé que la ville est de moins en moins un espace pour se perdre et flâner.


En effet, les bancs disparaissent, les caméras sont toujours plus nombreuses et plus performantes. On vit dans des États qui ont fait le choix du sécuritaire. Je remarque de moins en moins d’espaces laissés à l’abandon, ces lieux qui furent si propices au graff. En réaction, la pratique s’est adaptée. On dessine davantage sur les camions ou sur le périphérique, on cherche de nouvelles surfaces pour pouvoir s’exprimer. Le shoot d’adrénaline propre à l’illégalité ne fait pas tout, c’est le besoin d'expression libre que l’on a tous en nous, qui motive les jeunes graffeurs à continuer. L’espace muséal reste limité pour ça. Le public n’est pas aussi large que celui de la rue, c’est moins généreux.


Pourtant, La morsure des termites est la première exposition qui considère le fait conceptuel du graff, par-delà sa simple dimension revendicative. 


Tout à fait, le regard que porte Hugo Vitrani sur le graff est nouveau. Souvent les expositions sur le sujet parlent du graff comme un mouvement homogène, un phénomène où la dimension politique ou sociale prend toute la place. La morsure des termites au contraire met en avant les approches singulières des différents graffeurs. Ils sont considérés comme des artistes à part entière. Le graff a marqué l'esthétique de son temps, il est temps de le reconnaître en mettant en regard nos œuvres avec celles d’artistes non graffeurs de l’époque. Beaucoup de photographes se sont spécialisés dans le graff par exemple, comme Martha Cooper. La photographie a joué un rôle majeur car il fallait trouver des astuces pour documenter un travail éphémère. C’est un mouvement certes mais divers, plein de sensibilités. Un mouvement de l’histoire de l’art, en somme.


> La morsure des termites, exposition collective du 16 juin au 10 septembre au Palais de Tokyo, Paris

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