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Sur 23 pupitres alignés en rangées, des automates tournent en même temps les pages des Entretiens de Confucius, le philosophe tant convoqué par le soft-power chinois, tandis que des voix d’enfants lisant en chœur s’élèvent. L’installation de Wang Lien-Cheng (Reading Plan) est habitée par une conflictualité latente que l’on retrouve partout dans l’exposition L’Œil du cyclone, des rues désertes des mégalopoles de Yuan Goang-Ming aux foules paniquées des tableaux de Huang Hai-Hsin. L’ennemi est invisible. La menace n’existe qu’à l’état de rumeur mais elle n’en est pas moins redoutable.


Chang Li-Ren, Battle City-Scene © Maud Levavasseur



Menaces fantômes 

 

La ville est vide. Pas âme qui bouge. L’asphalte impeccablement gris n’est sali par aucune voiture. Silence absolu, mis à part le son aigu d’une sirène qui enveloppe tout Taipei d’une même inquiétude. C’est comme ça à chaque printemps : simulation d’attaque aérienne. Des avions de chasse balafrent le ciel, les Taïwanais se mettent à l’abri. Everyday Maneuver est une vidéo de six minutes réalisées au drone par Yuan Goang-Ming. Le choix de ce petit accessoire volant n’est pas anodin : la machine qui filme est la même qui tue dans d’autres circonstances. L’artiste nous partage une crainte désormais quotidienne : en août, mois pendant lequel la représentante américaine Nancy Pelosi est venue en visite officielle sur l’île autonome, il y a eu 446 incursions aériennes chinoises selon l’AFP. Dans un autre espace de l’exposition, les tableaux de Huang Hai-Hsin sont, eux aussi, hantés par le spectre de l’invasion : « Enfants, on nous faisait faire ces exercices sans vraiment les prendre au sérieux, ça nous amusait », raconte l’artiste trentenaire. À voir ses personnages, accroupis, mains devant les yeux, sourire disproportionnés aux lèvres, c’est bien cette contradiction entre extrême urgence et dernière insouciance qui ressort.



Insolence contre Goliath 


Justement, cette insouciance, Huang Hai-Hsin veut nous en sortir. Dans une autre de ses peintures, River of Little Happiness, l’artiste se fait la fresquiste de notre époque. En grand format, dans un espace abstrait, des palmiers et des centrales nucléaires en fond, elle multiplie les scènes : une famille nucléaire se cache les yeux tout en souriant (running gag), ils semblent jouer à colin-maillard. C’est sans compter la femme écroulée devant eux, la tête contre le sol. Dans un autre coin, deux jeunes mariés en tenue se prennent en photo à côté de talons qui dépassent d’une bouche d’égout. C’est en écumant Facebook et en s’interrogeant sur le pêle-mêle des posts heureux de ses amis et des drames du monde qu’Huang Hai-Hsin a eu l’idée de cette grande fresque.


Yao Jui-Chung, Brain Dead Travelogue © Maud Levavasseur


Pour les artistes d’une île dotée d’un budget militaire dérisoire face aux 230 milliards du pays rival, l’humour est une arme non négligeable. Uriner nu comme un Manneken-Pis du sommet du Mont Jade, à l’image d’un chien marquant son territoire, se prendre en photo devant les symboles du pouvoir chinois en sautant pieds joints pour dénoncer une histoire politique qui ne touche plus terre : Avec Brain Dead Travelogue (carnet de voyage en état de mort cérébrale), Yao Jui-Chung, connu à Taïwan pour son combat artistique contre l’autoritarisme, va jusqu’à pervertir les estampes traditionnelles chinoises en y reproduisant quelques-unes de ses performances les plus subversives. Entre provocation et révolte, il n’y a parfois qu’un pas.



> L’Œil du cyclone, du 7 octobre 2022 au 8 janvier 2023 au Lieu Unique, à Nantes