Sourires larges et étincelants, ils sont jeunes, l’air insouciant, allongés les uns sur les autres : d’un côté la photographie d’un groupe d’adolescents sur une plage new-yorkaise, de l’autre celle de conscrits dans un convoi militaire. Même angle de vue surplombant, même mêlée de corps qui sature le cadre, même Amérique des années 1950. Harold Feinstein, décédé en 2015, photographie son quotidien : d’abord en noir et blanc à Coney Island, royaume des attractions foraines où il est né en 1931, puis, la vie avec ses camarades soldats sur le front coréen. Pionnier de la photographie de rue, contemporains de Robert Frank, ami et collaborateur de W. Eugene Smith, il fait du banal et du populaire une douce poésie, sans cynisme ni vulgarité, voire une ode aux États-Unis.
De Coney Island, son « île aux trésors », réputée sans ombre et dont l’économie du divertissement décline après-guerre, le photographe capte des détails saisissants dans une atmosphère noyée de lumière : la tête d’un enfant de face qui dépasse d’une brochette d’adultes de dos, le regard d’un autre qui se prépare à sauter dans la mer depuis une rambarde, une mère qui renoue le lacet de son fils, assise sur une marche au milieu des autres promeneurs. Des clichés sans distinction de classe et de race dans une Amérique encore ségrégationniste. Les célèbres Wonder Wheel, Cyclone ou Parachute Jump, quasiment hors-champ, s’effacent au profit d’une communauté de personnes hétéroclites, venues se détendre au même endroit. Dans les artères plus étriquées de Manhattan, Harold Feinstein sculpte en clair-obscur : des silhouettes qui s’engouffrent dans le métro, découpées par un rayon de soleil ; le monde horizontal des ombres sur les trottoirs, observé depuis une ligne aérienne ; les volutes de fumée de cigarette dans un bar sombre. Ses cadrages semblent tout aussi imprévisibles que ses sujets : à la limite du travelling cinématographique lorsqu’il suit la promenade piétonne du bord de mer, en contre plongée aiguë lorsqu’il attrape les crânes d’un couple âgé sous un parasol, symétrique et frontal lorsqu’il saisit un jeune homme assoupi dans un wagon, la tête renversée vers le cou d’une femme en manteau de fourrure, ou encore un cadrage qui épouse le mouvement circulaire d’un laveur de vitre aux traits flous, derrière lequel s’envolent nettement des pigeons.
On dit de Harold Feinstein qu’il fait « le portrait intime d’une Amérique exubérante ». Une puissance paranoïaque et impérialiste dans un monde scindé par la guerre froide et secoué par les décolonisations. Une Amérique des Trente Glorieuses où l’essor de la société de loisir va de pair avec un interventionnisme militaire catastrophique. Dans cette Amérique-là, hantée par le maccarthysme, il ne fait pas bon de faire partie de la Photo League, accusée par le FBI d’être une organisation communiste. Harold Feinstein, qui y a adhéré dès l’âge de 17 ans, s’intéresse aux Américains qu’il connaît : des gamins de rue, une coiffeuse ou un cuisto, des familles de toutes origines : « le petit peuple new-yorkais, les exclus de la “prospérité” », comme l’écrit François Cheval, co-commissaire avec Yasmine Chemali de l’exposition au Centre de la photographie de Mougins. Pour Harold Feinstein, Coney Island est « une véritable palette de ce qu’était l’Amérique ». Ses images, « un petit échantillon de [son] voyage photographique témoignant de la beauté et du mystère de la vie humaine ». Une grâce simple, sans héroïsme ni misérabilisme, qui va à l’encontre de la société du spectacle et qui, le temps d’un instant, souffle une version alternative du rêve américain basé sur la réussite individuelle : la joie comme ferment égalitaire et démocratique.
> La roue des merveilles de Harold Feinstein du 1er juillet au 8 octobre au Centre de la photographie de Mougins
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