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« Je suis un fantôme parmi les fantômes », confiait Hélène Cixous lors des échanges qui ont initié l’exposition Itinéraires Fantômes, actuellement au Capc – Musée d’art contemporain de Bordeaux. Écrivaine née à Oran en 1937 de parents juifs, séfarade par son père et ashkénaze par sa mère – qui avait fui l’Allemagne nazie pour l’Algérie –, elle milite très activement contre la guerre d’Algérie à son arrivée à Paris, s’engage pendant Mai 68 et initie le Centre universitaire de Vincennes – qui deviendra plus tard l’université Paris VIII – et son premier département d’études de genre en France. Politique, son œuvre l’est assurément. C’est aussi parce qu’une cohorte de fantômes la parcourent : ceux d’Osnabrück, en Allemagne, où, à l’exception d’une dizaine de personnes dont sa mère, l’intégralité de la population juive fut déportée dans les camps nazis ; ceux des massacres de Sétif, Guelma et Kherrata en 1945, où les voix des indépendantistes algériens furent étouffées à la Libération ; ceux d’écrivains également, comme Montaigne, James Joyce ou William Shakespeare, qui l’accompagnent depuis des décennies.



Minne Kersten, Tenant, 2024 © Arthur Péquin




Hanter le musée 


Les œuvres d’art seraient hantées : Hélène Cixous et les deux commissaires, Marion Vasseur Raluy et Ana Iwataki, de l’exposition Itinéraires Fantômes nous invitent à le penser aussi. Et la majestueuse nef du Capc – autrefois l’Entrepôt Lainé, où étaient stockées des denrées alimentaires telles que le sucre et le chocolat en provenance des colonies françaises, où l’on pratiquait la traite négrière et l’esclavage avant leur réexpédition à travers l’Europe sous la Restauration – semble toute trouvée pour percevoir des présences spectrales. Répartie dans deux espaces qui se font face et qu’il faut visiter tour à tour, l’exposition est pensée en miroir. Autrement dit, les œuvres des artistes se font écho, à quelques déplacements près, impliquant une expérience de déjà-vu. C’est particulièrement le cas dans les deux tableaux Visitor et Visitor II de l’artiste canadienne Anna Hur, installée à Los Angeles. Ces vastes damiers, d’une précision extrême, ne varient que très peu entre les deux œuvres. Bien souvent, l’artiste pense ses peintures en diptyque, ne procédant qu’à des changements minimes. Ses toiles fonctionnent comme une méditation contemplative sur la réalité et ses possibles alternatives, propre à faire vaciller nos plus intimes convictions. Un trouble appuyé par la scénographie de Guillaume Baronnet à qui a été confié le parcours de l’exposition : à l’aide d’une série de bâches plastiques, l’artiste définit un labyrinthe à emprunter. Les bâches empêchent de voir distinctement les œuvres derrière. L’espace, plongé dans une certaine obscurité, permet de les appréhender uniquement de près, ne laissant d’autre choix au visiteur que de se confronter à leur présence absolue ou de passer son chemin sans les voir.



De fictions en fantômes


Créer, c’est fréquenter des œuvres qui ne sont pas les siennes, se laisser envahir par ce qui n’est pas soi, c’est aussi choisir ses fantômes, celles et ceux qui reviennent, ceux que l’on suit et dont on suit les traces, parfois malgré soi. Passer du temps avec eux, c’est ce que s’emploie à faire Julie Beaufils lorsqu’elle peint ses tableaux abstraits à la manière de paysages mentaux qui, telles des méditations, sont pensés comme de possibles portails vers d’autres dimensions. S’intéressant à l’art ésotérique de l’Ouest californien, Julie Beaufils plonge dans la matérialité de la peinture et de la couleur pour explorer la charge émotionnelle que le souvenir d’un endroit, d’une personne ou d’un objet familier peut engendrer. Pour Itinéraires Fantômes, l’artiste a dessiné, à proximité des toiles, sur les cimaises, une fresque illisible, Entre les lignes (2024), dont les motifs ressemblent à une langue inventée, fantomatique. La question du souvenir prévaut également dans le travail de Minne Kersten, artiste néerlandaise qui travaille à l’intersection de l’installation, de la vidéo et de la peinture. Sa structure, nichée dans les poutres du CAPC et sous laquelle les visiteurs sont invités à passer, est composée d’objets domestiques, rappelant les greniers hantés qui, au cinéma, s’avèrent des portes vers le surnaturel, précipitant les personnages dans des univers parallèles. Where I’m Calling From (2024) résulte d’un processus complexe, voire vivant. Le temps d’une soirée, des papillons de nuit ont occupé ce grenier miniature. L’artiste a filmé leur présence, comme une expérience hantée supplémentaire. Le papier peint jaune s’inspire par ailleurs de la nouvelle de l’Anglaise Charlotte Perkins Le Papier peint jaune [The Yellow Wallpaper] (1892), parfois nommée La Séquestrée, dans laquelle une femme, dont la santé mentale vacille, tombe dans la psychose en voyant dans les dessins du papier peint des femmes prisonnières qui tentent, comme elle, de s’évader. Minne Kersten est ainsi hantée par ce fantôme littéraire, lui-même hanté par des personnages imaginaires. C’est au cœur de ce processus que se ressent tout le poids de l’oppression domestique des femmes, lesquelles, une fois coupées du monde, en viennent à perdre la raison. Le rapport à l’écriture prédomine aussi dans les œuvres de Rafael Moreno, Brain loops and technical survivors (2023-2024), qui a écrit un long poème précédant la création de ses mannequins accidentés, où il est question d’une femme subissant une transformation chimique, se décomposant petit à petit, jusqu’à chercher sa prochaine incarnation. Chez Rafael Moreno, il est question de disparition de soi, de ses propres fantômes, et de ce que, au fil des développements technologiques, l’on peut être, ce que l’on n’est plus, et tous les spectres qu’on laisse, toujours, derrière soi.



© Julie Beaufils




Quand les fantômes réclament leur dû

           

Croire aux fantômes, vivre avec et à côté des fantômes, n’est pas une expérience radicale, réservée aux excentriques ou aux écrivains tourmentés, mais une manière d’appréhender le réel au-delà du visible. C’est du moins ce que soutient la sociologue américaine Avery Gordon dans Matières spectrales : sociologie des fantômes (2024). Elle y décrit ce qu’elle nomme la hantise : « La hantise correspond à la façon dont les systèmes de pouvoir abusifs se font connaître et affectent la vie quotidienne, en particulier lorsqu’on pense en être débarrassé•e […]. La hantise produit des spectres ; elle modifie l’expérience d’être dans le temps, et la manière dont nous séquençons le passé, le présent et le futur. […] Tel que je le conçois, le fantôme n’est ni un invisible ni un ineffable excès. Toute l’essence – si l’on peut utiliser ce mot – du fantôme réside dans le fait qu’il possède une présence réelle, qu’il réclame son dû et exige votre attention. » La sculpture en cacao de Joshua Leon se présente sous la forme de plaquettes disposées au sol, presque invisibles. Sous ses airs inoffensifs, celle-ci renferme une mémoire, discrète mais structurante, de la ville. En résidence au Capc en 2023, l’artiste et poète s’est particulièrement intéressé aux Marranes, une communauté juive ayant fui l’Espagne et le Portugal sous l’Inquisition. Installée à Bordeaux, cette communauté a notamment contribué à la démocratisation du chocolat en Europe. Une manière très conceptuelle de faire acte de réparation et de réhabilitation du judaïsme dans l’histoire européenne, qui fait écho à la démarche d’Hélène Cixous, dont les questionnements autour de sa judéité constituent une partie importante de son œuvre. De même, la peintre Elsa Prudent explore des récits familiaux traumatiques dans ses dessins, comme dans la série Nourris pas tes fantômes, iels reviendront affamé•es N°1 à N°6 (2022). Pour réaliser ces œuvres, à la fois figuratives et abstraites, l’artiste se place volontairement dans des états de transe, pendant lesquels elle dessine les membres de sa famille – père, mère, oncles et tantes – en se basant sur les récits qui lui ont été transmis et ceux qu’on a préféré taire. Plus frontale, l’installation de l’artiste algérienne Lydia Ourahmane, pH 8.7 (2015), tire son titre du niveau de pH de la terre de Médéa en Algérie, que l’artiste a clandestinement transportée, provenant de l'une des villes du « triangle de la mort » où se sont déroulés de terribles massacres durant la guerre civile algérienne entre 1992 et 2002. La simple présence de cette terre, montrée entre trois cimaises blanches, invite les visiteurs à ne pas marcher dessus, à se recueillir et à méditer, évoquant silencieusement la douloureuse histoire coloniale et postcoloniale de l’Algérie, toujours hanté par de nombreux fantômes.



Lydia Ourahmane, pH 8.7 © D. R.





Itinéraires Fantômes

jusqu’au 19 janvier au Capc, Bordeaux

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