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Insaisissables, dispensés de tout labeur, les fantômes sont les ennemis du régime capitaliste. Entre le réel et le non-réel, le vivant et le non-vivant, la nature et la culture, ils viennent brouiller la simplicité des antagonismes modernes. Depuis l’hantologie de Derrida, en passant par la pensée des chercheuses María del Pilar Blanco et Esther Perren, co-autrices de Spectralities Readers, une théorie du spectre s’est progressivement constituée en quelques décennies. Pour beaucoup d’artistes, les fantômes sont devenus un outil politique et esthétique. Sous la nef de la Ferme du Buisson, quelques-un·es d’entre elleux sont invité·es à réveiller les morts. 

 

Pour évoquer les spectres, figures caractérisées par leur présence en creux, commençons par l’œuvre la moins spectaculaire, humble sculpture déposée sur une marche au ras du sol. L’artiste et poète britannique Joshua Leon expose une petite vingtaine de tablettes en céramique couleur chocolat, symboles de l’histoire des juifs Marranes expulsés d’Espagne en 1492, qui, exilés dans les Caraïbes, deviennent producteurs de cacao. Fuyant la Reconquista et les conversions forcées, un contingent de ces juifs ibériques se transforment ainsi en esclavagistes à l’autre bout du monde. Une histoire méconnue qui rappelle la dimension mouvante et toujours contextuelle de l’identité. Vierges, ces tablettes pourraient attendre d’être inscrites comme avoir été effacées. Elles convoquent ainsi les fantômes d’un passé colonial dans laquelle l’Europe reste aujourd’hui encore empêtrée. Entre les béances de l’histoire et les lacunes de l’historiographie, les archives sont pleines de fantômes.  

 



Assoukrou Aké, Saudade #1 et Saudade #2, 2025, production Ferme du Buisson vue de l’exposition Tactical Specters, © l’artiste et Adagp – Paris, 2025 I © photo Émile Ouroumov



L’artiste Assoukrou Aké vient d’une lignée très ancienne de la communauté Akan, originaire de Côte d’Ivoire, du Togo et du Ghana. Dans son arbre généalogique, il y a aussi quelques arrière-grands-pères français. Pour l’exposition, il présente une fresque gravée sur du bois sombre, pensée en triptyque, sur laquelle des portraits de ses proches se mêlent à des représentations de la cosmogonie Akan. Leurs visages sont méconnaissables, marqués par une ondulation, la même qui s’étendit sur l’océan lorsque la goutte originelle tomba du ciel - acte premier qui engendre la création du monde pour cette mythologie ivoirienne.  À l’heure où les penseurs de gauche exècrent le familialisme, le plasticien conjugue avec ingéniosité l’histoire de ses proches et celle de la genèse écrite par son peuple, embrassant leurs complexités. Oui, la famille peut être un lieu d’émancipation et de découvert de soi.

 

Les fantômes familiaux nichent souvent dans les nœuds des appartenances culturelles multiples. À l’étage de la Ferme, une pièce est baignée de lumière violette. Au mur, une série de photographies mêle archives, images de voyage et clichés d’une performance où la mère de l’artiste mexicain Vir Andres Hera reproduit l’enterrement de son père, martyr politique. Dans un casque, il est possible d’entendre la lettre du jeune plasticien à son parent disparu. Tout dans l’installation fait exister le défunt – jouant de cette présence-absence typique des fantômes – et laisse le spectateur dans un état de suspension qui pourrait être celui du rêve – lieu bien connu de retrouvailles avec les morts – ou bien la psyché d’un jeune homme en exil, tentant de recoller les morceaux d’une histoire personnelle aux nombreuses béances, largement fantasmée. Fantasme et fantôme ayant la même étymologie. 




Hamedine Kane, Tableau d’écolier, 2024-2025, Le Code Noir #1 et #2, 2025, courtesy de l’artiste et de la galerie Selebe Yoon – Dakar, vue de l’exposition Tactical Specters, © photo Émile Ouroumov



Des morceaux de vie que Hamedine Kane n’hésite pas lui non plus à intégrer à ses œuvres composites. « Je t’aime Papa » avait écrit la fille de l’artiste sur son tableau noir d’écolier, détourné en œuvre d’art. Il a choisi de garder cette inscription aux côtés de ses poèmes et d’une représentation professorale à la craie de l’écrivain Mahmoud Darwich. Au sol, sur une bâche bleue : une machine à écrire, des cartes postales, quelques fruits, des cassettes audios. Comme à son habitude, l’artiste mauritanien investit aussi les murs avec sa collection littéraire. Il invite McKay, Hughes et Hurston, icônes de la Renaissance de Harlem dans les années 1920 ainsi que d’autres grand·es auteur·ices afro-américain·nes de l’après-guerre : Baldwin, Angelou ou Himes. Tissant son histoire personnelle avec celle de ce monde littéraire, l’artiste rappelle les interconnexions entre le continent africain et les communautés noires américaines. « To be African American is to be African without any memory » écrivait James Baldwin. Dans sa pratique polymorphe, usant de l’association d’images, Hamedine Kane échafaude des ponts entre ces deux mondes, donnant corps aux spectres qui hante cette mémoire à trous. 

 

Largement diffusée, la pensée du spectre fut aussi mobilisée par les psychanalystes, les cinéastes et le philosophe de la musique Mark Fisher. Aujourd’hui, elle est adoptée par une génération d’artistes en proie au sentiment d’exil, à la croisée de différentes appartenances culturelles. Au sein de l’exposition Tactical Specters, les plasticiens Jota Mombaça ou Samir Ramdani usent du même modèle théorique. Une réflexion autour d’êtres non-êtres, réels mais impossible à percevoir, toujours insaisissables, qui pourrait permettre d’éviter l’écueil de la conquête du soi véritable et par là même d’une identité figée.


Tactical Specters, exposition collective jusqu'au 13 juillet à la Ferme du Buisson, Noisiel

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