Depuis la réélection de Donald Trump, habile désinformateur, plus personne n’en doute : nous vivons à l’époque de la post-vérité, et cela jusque dans nos moindres interactions – en ligne, en politique, et au-delà. La parole publique constitue une fiction élastique, soumise à l'adhésion collective. Comme si la vérité était nécessairement relative. La fiction ne peut-elle alors s’établir qu’aux dépens des faits ? C’est la question que pose l’exposition Rien que la vérité, à la collection KADIST à Paris. Combattre les vérités alternatives, entre images créées par IA et discours populistes, imposerait d’ajouter du mensonge au mensonge pour en révéler l’absurdité. L’art aurait un rôle politique à jouer : produire des fables critiques. Faire du vrai avec du faux.
Ainsi, près de la porte d’entrée de KADIST, un « quilt » — une sorte de couverture aussi appelée courtepointe — tissé d’un patchwork iconographique pend au plafond de la salle. En surimpressions bariolées, s’y distinguent des photographies de manifestations, de crèmes glacées, une vierge à l’enfant en mosaïque, ou encore des images de l’exploitation de jeunes travailleuses en usine textile, une gravure représentant une nourrice noire donnant le sein à un enfant blanc, des clichés pris dans des manifestations féministes – tout un amalgame visuel. Potato and Virgen de Guadalupe II (Potatoes, Riots, and Other Imaginaries series) (2021) de Mercedes Azpilicueta rappelle les œuvres de l’artiste américaine Faith Ringgold (1930-2024), qui utilisait elle aussi le « quilting » — technique de fabrication de courtepointes à partir de plusieurs tissus — pour représenter la vie et les luttes afro-américaines. Cette technique rappelle le travail domestique, souvent féminin, et l'artisanat afro-américain. Et ce n’est pas un hasard si Azpilicueta s’inscrit dans cet héritage. Potato and Virgen de Guadalupe II… suggère que les luttes féministes traversent tous les pans du quotidien. Manière de montrer que l’intime est politique.

En ajoutant des dessins de pommes de terre à ce pêle-mêle photographique, Mercedes Azpilicueta rapproche les luttes sociales de notre époque à une autre, plus ancienne, connue sous le nom « d’émeute de la pomme de terre », survenue en 1917 dans le quartier Jordaan à Amsterdam. Des femmes de la classe ouvrière y protestaient contre les pénuries alimentaires de la Première Guerre mondiale. À l’inverse des pièces de Ringgold qui dépeignent souvent des scènes du quotidien ou un événement en particulier, l’œuvre d’Azpilicueta assume les anachronismes sur le tissu, permettant d’atteindre un autre type de fait historique. C'est-à-dire que les discriminations subies par les femmes outrepassent le passage du temps. Depuis le fouillis visuel que charrie cette œuvre s’observe donc une vérité : les structures et faits sociaux, comme les guerres et la surexploitation des terres, créent et nourrissent le sexisme.
Mais à mesure que l’on chemine dans l’espace la collection KADIST, un constat s’impose : les espaces numériques sont le lieu privilégié de ce nouvel activisme que constituent les « fictions vraies » — le genre artistique que tente de définir Rien que la vérité. Les œuvres qui ont instigué la réflexion à l’origine de l’expo sont toutes des vidéos : celles de Mathieu Kleyebe Abonnenc (ça va, ça va, on continue ; Secteur IX B), Ghita Skali (The Hole’s Journey ; The Invaders) et Bahar Noorizadeh (After Scarcity ; The Red City of the Planet of Capitalism). Contrer les post-vérités ne peut-il se faire qu’au prix d’une prolifération de fictions nouvelles ?

Bien que très variés formellement, ces films ont en commun d’être montrés sur des écrans, à la fois fenêtres ouvertes sur le monde et miroirs aux alouettes. L’artiste Salim Bayri prend cette dualité à bras le corps en créant un jeu vidéo mettant en scène le périple d’un migrant en chemin vers l’Union européenne et son espace Schengen. Road to Schengen (2016) est un jeu d’obstacles numérique inspiré de ceux qui se jouent sur smartphone. À l’image, un homme est engagé dans une course sans fin pour décrocher des documents administratifs et les étoiles jaunes du drapeau européen. Mais au bout du chemin, l’échec : « Game over : votre mal du pays ne s’atténue pas, vous devriez retourner chez vous », lit-on sur l’écran. La métaphore pointe l’absurdité des processus administratifs par lesquels des êtres humains sont obligés de passer pour espérer survivre. Tandis que Mercedes Azpilicueta lie les luttes sociales par l’amalgame de références visuelles, Salim Bayri opte pour une satire par l’écran, à la fois coupée des conditions réelles de la migration et proche de leur âpreté. Deux œuvres fortes qui collent à l’esprit après avoir quitté l’exposition. Deux manières de réconcilier les faits et la fiction en passant par de ludiques associations d’idées.
Rien que la vérité, exposition collective jusqu'au 12 juillet à KADIST, Paris
Lire aussi
-
Chargement...