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Pour la pensée dominante, de droite et d’extrême droite, les « wokes » sont les ennemis à abattre. Ce mot-épouvantail, qui n’a pas de réalité politique formalisée, pointe celleux que le fascisme appelait hier Juif·ves, communistes, homosexuel·les. Des individus qui ne réclament que l’égalité entre tous·tes, dans la différence. Mais dans une société de classes et de cases, le débat se joue désormais, et dans tout l’arc politique, autour des questions identitaires : pour être reconnu·e, il faudrait nécessairement se définir, quitte à s’auto-catégoriser et à entretenir les polarités. Illuminer les « marges » pour mieux les prendre en compte, c’est paradoxalement adhérer aux règles du pouvoir diurne. « La nuit possède le pouvoir de suspendre la place assignée à chacun dans la vie quotidienne, puisque l’identité n’est pas immédiatement identifiable, le statut social plus difficile à repérer. Dès lors, le regard cesse de fonctionner comme un instrument de discrimination », explique le philosophe Michaël Fœssel. L’exposition in the hours between dawns (« entre deux aubes ») à l’IAC de Villeurbanne prend le parti de rester dans cet espace-temps liminaire, entre chien et loup, là où les formes et les normes s’affaissent, se mélangent ou démissionnent. Guidée par le poème « Litanie pour la survie » de Audre Lorde – d’où est extrait le titre de l’exposition – la commissaire Sarah Caillet propose de se laisser bercer par la joie et la douceur qui s’épanouissent parmi les communautés oppressées, à rebours de la gravité militante avec laquelle celles-ci sont généralement abordées. Ni cartel, ni texte d’intention dans les salles, seulement un livret avec des textes commandés aux artistes et d’où sont tirées les citations de cet article. Accepter de ne pas tout comprendre pour mieux épouser l’obscurité des « marges », voilà le seul prérequis. On passe d’une salle et d’un univers à l’autre comme on dériverait de manège en manège dans une fête foraine, passant du rire aux larmes.  



Filles de joie et révolutionnaires de l’ombre


Des spectres irisent la surface d’un rideau. La lumière éblouissante d’un rétroprojecteur nous empêche d’abord de saisir ce qu’il se trame à l’écran derrière. Des points lumineux y virevoltent, éclairant parfois un visage, la courbe d’un dos, l’arc d’une jambe. Galaxie ou abysses, monstres aquatiques ou extraterrestres, qu’importe, ce sont des « Gayrillères ». On se laisse subjuguer par cette revue de cabaret futuriste, passant d’un matador d’ombres et de lumières à des sirènes hérissées de lanternes. La vidéo signée Pauline Boudry et Renate Lorentz pourrait s’envisager comme l’allégorie de l’exposition : « Nous aimerions vous inviter à rejoindre une foule qui pourrait apparaître la nuit […] Iels se déplacent dans l’obscurité ou dans des espaces de lumière totale, là où l’éclat aveuglant offre un refuge pour se cacher. » Pleins phares dans la salle attenante : sous un halo jaunâtre, suspendus comme des ers au plafond, des objets tranchants obstruent la circulation. Pour l’artiste Tarek Lakhrissi, ces astres pointus évoquent une « trahison existentielle », conceptualisée par Jean Genet. Trahir sa classe, sa caste, ses déterminismes pour mieux renaître. On serait tenté d’y voir déclinés des faucilles et des marteaux, symbole de l’union des travailleur·euses agricoles et ouvrier·ères : une « trahison » de l’ordre social établi. C’est dans les endroits obscurs que s’ourdissent les révolutions et les complots.




 Vue d'exposition de Benoît Piéron, Strap-on I-V, 2024-2025. in the hours between dawns, Institut d’art contemporain, Villeurbanne, 2025. Courtesy de l’artiste et de la galerie Sultana. © Photo : Thomas Lannes. 


Si l’on en croit la symbolique mythologique, l’astre solaire est associé au pouvoir masculin et à la raison ; la lune à la puissance féminine. La nuit est le royaume de l’inconscient, de l’instinct, des fantasmes et d’une liberté jugée dangereuse. Rien d’étonnant à ce que les femmes y soient rejetées, tant leurs attributs sont taxés d’indécents par la morale normative. Cycles menstruels, désir, sexe : autant « d’impuretés » qui doivent être, si ce n’est contrôlées, du moins cachées. Dès la première salle, cinq bustes de mannequins blancs, montés sur des podiums tels des Vénus de seconde zone, exhibent leurs culottes confectionnées dans les draps pastel de l’hôpital public. Hygiénisme et érotisme ont rarement fait si bon ménage. Ces sous-vêtements à l’esthétique BDSM émoussée sont rehaussés, juste à l’endroit du clitoris, de mini boules à facette dont les éclats réagissent si le visiteur·euse prend la peine d’approcher sa bouche et chuchoter quelques mots. Pour l’artiste, Benoît Piéron, il s’agit « d’une lumière du dedans, pas celle du pouvoir sur les choses ». Un petit geste intime – ô combien transgressif dans un espace public – qui invite d’emblée à laisser au vestiaire les règles sociales en vigueur le jour.  

  


Héroïnes jour et nuit 

 

Renverser par l’humour les pratiques oppressives, c’est aussi la stratégie de Eisa Jocson dans la vidéo TFSB2020, Superwoman : Empire of Care. Dans ce clip qui reprend les codes acidulés de la K-pop – produit de l’industrie musicale coréenne qui a conquis les marchés mondiaux –, trois femmes interprètent la chanson « Superwoman » de Karyn White (1988) pour l’adapter aux conditions de travail des Philippines. Tour à tour, vêtues en infirmières, domestiques ou déesses, de la femme-objet à la femme-fantasme, elles sont les travailleuses du soin que les Philippines ont massivement exportées à l’international pendant la pandémie, constituant un « empire » de la main-d’œuvre « essentielle » bon marché. Accentuant les poses lascives et battantes, elles retournent les stigmates : de la marchandise humaine et chair à canon dans « la guerre contre le covid », elles s’imposent comme des super-héroïnes, porte-voix « d’une rage collective contre l’escalade de la violence systémique, la corruption gouvernementale et les abus de pouvoir ». En filigrane, l’œuvre pointe ce qui organise les hiérarchies de sexe, de genre et de race : une économie capitaliste libérale et mondialisée, basée sur l’exploitation des corps. 




 Vue d'exposition d’Eisa Jocson, TFSB2020 — Superwoman: Empire of Care, 2021. in the hours between dawns, Institut d’art contemporain, Villeurbanne, 2025. Collection Fond régional d’art contemporain Bretagne © Photo : Thomas Lannes. 



C’est aussi par le biais de tubes pop que Gabrielle Goliath déchire un puissant tabou : le viol. Si la parole affleure à la surface des murs, grâce aux colleuses de rue notamment, et se libère à la faveur de #MeToo, vivre avec le stress post-traumatique est une épreuve qui reste dans l’angle mort d’une société plus encline à se boucher les yeux et les oreilles devant le caractère systémique et politique de ce crime. This song is for… vol.1 ouvre un espace où ces récits, « normalement » passés sous silence ou perdus dans les limbes des commissariats, résonnent jusqu’à nous envelopper complètement. Aux murs, des textes où les onze femmes, nommées et rencontrées par l’artiste, évoquent chacune le viol qu’elle a subi ou ses suites. En face, des tourne-disques diffusent les chansons qu’elles se sont elles-mêmes dédicacées, interprétées par un ensemble musical dirigé par des femmes ou des personnes genderqueer. Au choix des visiteur·euses de lancer la bande. La chanson « Bohemian Rhapsody » de Queen accompagne ces mots : « J’ai essayé de me tuer. Je veux toujours me tuer. Je dois me battre pour ne pas vouloir me tuer. » « Fight Song » de Rachel Platten rythme une lettre adressée au violeur. « Save the Hero » de Beyoncé sous-tend la description de l’état de sidération psychique pendant l’agression, qui termine en ces termes : « Je suis forcée de revivre le moment à chaque fois que j’entends l’histoire d’une femme violée […] La société m’a violée davantage. Ma vie n’a plus jamais été la même, je suis brisée, et mon péché, mon seul péché, a été d’être une femme. » L’installation, dont l’épure est à la mesure de l’intensité des traumatismes évoqués, prend des airs de cathédrale laïque qui serait consacrée à la réparation et la justice. C’est dans cet équilibre subtil que se loge la puissance d’une œuvre qui, loin de la mise en scène voyeuriste et victimaire, révèle un héroïsme souterrain et quotidien, à rebours des représentations fictives et virilistes.



La puissance des damné·es 

 

Ce qu’il est impossible de dire, Phoebe Boswell en a fait son fil rouge avec Mutumia, qui signifie « femme » en gikuyu – la langue maternelle de l’artiste – ou « celle dont les lèvres sont scellées ». On se retrouve dans une salle, cerné·es et surplombé·es par une farandole de femmes nues que l’artiste a fidèlement dessinées puis animées à une échelle surhumaine. À chacune, elle a soumis un questionnaire, auquel les visiteur·euses peuvent répondre à leur tour : « Quels sont les mots qui vous manquent encore ? », « Qu’avez-vous besoin de dire ? », « Quelles sont les tyrannies que vous avalez jour après jour et que vous essayez de faire vôtres, jusqu’à vous rendre malade et à en crever, en silence encore ? ». Au format monumental de la peinture d’histoire, cette animation en noir et blanc fait masse et chambre d’écho à « Nous, celleux qui ne nous conformons pas aux esthétiques, à la voix normative, institutionnalisée et dominante. Nous, les êtres-frontière. Les damné·es, comme dirait Fanon ». « La violence du colonisé unifie le peuple », écrivait le psychiatre. Selon l’endroit où l’on pose le pied, des sons et des voix se déclenchent. Les bouches, puis les seins, puis les sexes sont effacés derrières des rectangles noirs, comme autant de baillons. Un dessin académique et des gestes radicaux qui mettent au-devant de la scène le contrôle de la parole, des mœurs et de la reproduction comme ressort du capitalisme patriarcal. Une manière d’inviter à vivre dans sa chair une telle violence, pour éventuellement la réorienter.



Vue d'exposition de Laurie Charles, The Illness Narratives (1–12), 2024-2025. Le repos des organes, 2023. The Violet Wallpaper, 2023. in the hours between dawns, Institut d’art contemporain, Villeurbanne, 2025. Courtesy de l’artiste. © Photo : Thomas Lannes. © ADAGP, Paris, 2025. 



Révélé au grand jour, le corps nu doit être jeune, lisse, performant ou sexualisé. La maladie ronge organes et espace mental depuis l’intérieur, à l’ombre des regards, et ne déborde que rarement dans l’espace social. Si celle-ci est signifiée, c’est à travers un contexte précis, clinique, sous contrôle médical. Laurie Charles prend le contre-pied de ces représentations en extériorisant la pathologie à travers une installation douce-amère. Dans une salle au papier-peint violet dont les motifs évoquent la circulation sanguine, une série de petits tableaux ménagent comme des petites serrures dans le mur. On y observe une scène parcellaire ouvrant sur la pharmacie et la bibliothèque intime de l’artiste : des draps défaits sur lesquels reposent des boîtes de médicaments et un livre : De la maladie de Virginia Woolf, La maladie comme métaphore de Susan Sontag ou encore Journal du cancer de Audre Lorde. Une alcôve attenante est réservée aux repos d’organes géants, cousus dans des blocs de mousse, dans une esthétique cartoonesque. Ici, cœur, poumons, utérus ressemblent à des personnages fatigués que l’on peut mettre à distance, histoire de suspendre un instant la charge physique et mentale – souvent invisibilisée – d’une personne atteinte de maladie chronique. On est là dans un cocon où se tisse un rapport au corps indulgent, où la dégénérescence peut être une possibilité de réinvention et de lutte.



Dans les bas-fonds brillent les lucioles

 

La pensée positiviste, rationnelle, diurne, classifie et hiérarchise le vivant, légitimant la colonisation et la disqualification des corps « hors normes ». Un héritage théorique qui a autorisé en 2007 Nicolas Sarkozy, alors tout juste élu président de la République française, à prétendre que « l’homme africain n’est pas assez entré dans l’Histoire » à la face d’étudiants et d’élus dakarois. L’afrofuturisme renverse cette conception occidentalo-centrée et raciste en ramenant la « marge » au centre, pour paraphraser l’auteure et activiste afro-américaine bell hooks. Créer des syncrétismes en mêlant SF et mythes antiques, culture pop et récits traditionnels africains, technologies et « réalisme magique », c’est raconter l’histoire depuis les points de vue noirs – et par extension les communautés racisées et minorisées. Mawena Yehouessi et son collectif d’artistes et de chercheur·euses Black(s) to the futur puisent dans ce courant, y mêlent une esthétique post-internet et surtout, renversent les canons mondialisés d’exposition : un white cube, des œuvres en pleine lumière, détachées les unes des autres, explicitées par un cartel. 




 Vue d'exposition de Mawena Yehouessi, Sol in the Dark, 2019-2022. in the hours between dawns, Institut d’art contemporain, Villeurbanne, 2025. Collection Institut d’art contemporain, Villeurbanne/Rhône-Alpes © Photo : Thomas Lannes. 



On se retrouve dans une salle tapissée d’images et de textes. Un panorama délibérément cryptique que l’on ne peut saisir qu’à la faveur de la lumière hasardeuse des écrans qui y sont incrustés. Paroles et motifs se parasitent, se contaminent, se dédoublent ou s’hybrident d’une vidéo à l’autre. On capte des références à IAM, le groupe de rap marseillais iconique de la France Black Blanc Beur. Une autre à Sun Râ, compositeur afroaméricain, l’un des premiers objecteurs de conscience noir pendant la Seconde guerre mondiale et pionnier de l’afrofuturisme. Ailleurs, des échos à l’enrôlement des populations colonisées pour des guerres occidentales. Une figure fluide et énigmatique fédère l’ensemble. Elle émerge depuis des plans aux pieds des cités, dans une chambre sombre tapissée de posters, de dérives sur le bitume : Lascar. « Jeune de banlieue » et chimère, homme et femme, mémoire du passé et oracle du futur, prolo révolté et idole messianique : iel est tout cela à la fois. Tout en élaborant le mythe de Lascar, le collectif Black(s) to the future légitime d’autres repères, ceux de « la France d’en bas ». Des communautés en marge des lumières des centres bourgeois, majoritairement racisées, qu’un chef d’État avait voué aux Kärchers et que son successeur actuel laisse se faire assassiner par les forces de l’ordre quand il ne les accuse pas de séparatisme. « Sol in the Dark s’est construit comme une zone où raviver et transmettre certaines de ces archives de résistances et de révoltes banlieusardes et (rendues) clandestines. » En attendant le Grand soir, parions que c’est dans les marges, indistinctement, que le capitalisme cultive les germes de sa chute.




⇢ in the hours between dawnsjusqu’au 13 avril à l’IAC de Villeurbanne

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