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Le compte Instagram Inter Orga Féminicides recense chaque féminicide commis en France. Compter les femmes tuées, c’est montrer la destruction du monde par le patriarcat. Mais la visibilisation de ces violences de genre ne s’arrête pas aux chiffres : elle s’exprime aussi bien sur les réseaux qu’en collage de rue, en manif, en salles de classe, dans les chambres… Et dans l’art ? Comment prendre en compte toutes ces luttes et les historiciser ? Comment creuser des liens sincères et durables entre art et militantisme féministe ? 


Jusqu’à présent, les musées se sont peu emparés de ces questions. Ou alors de manière peu problématisée. En 2022, le Musée Carnavalet tente Parisiennes Citoyennes ! en présentant une généalogie des luttes pour les droits des femmes de la Révolution française à l’an 2000. Mais le cas d’étude se centre sur des archives françaises, sans œuvres d’art. Le Palais de Tokyo en a décidé autrement. Du blanc, et surtout du violet, irriguent l’espace sous la verrière de l'exposition. La couleur s’étend de la mezzanine à l’installation textile de l’artiste sud-africaine Attandi Trawalley, présentant un grand drap carré aux bordures perlées, où une phrase jaillit comme un slogan catchy de manif : « And with joy we move ». Sous cette proposition, nichée à plusieurs mètres au-dessus de nos visages, on sent poindre l’innocence de la fête et le plaisir de symboles militants cachés. Car la toile d’Attandi Trawalley combine en creux les travaux des poètes Langston Hughes et Maya Angelou, où les droits civiques, la poésie et l’émulation du quartier de Harlem, des années 1930 aux sixties, logent à la même enseigne. Du violet ailleurs aussi, sur des tables serpentines en face des œuvres, où reposent des livres. La poétesse Douce Dibondo, l’historienne de l’art décolonial Françoise Vergès, les essayistes et militantes Sara Ahmed et Audre Lorde nous guident dans cette traversée révoltée, festive, généralisée.



Art is... (Front Troup), Lorraine O’Grady’s Troupe With Mile Bourgeoise Noire, prise à l'African American Day Parade à Harlem (1983) © Courtesy de Mariane Ibrahim Gallery et Lorraine O’Grady - Artists Rights Society (ARS), New York



C'est rien c'est la rue


Quel est le rapport entre des photos instantanées des rues de Harlem dans les années 1980, et des vidéos d’enfants qui jouent derrière des grillages à Montreuil ? L’espace public, une médiation, du partage ? À Harlem, à l’occasion de l’African Day Parade de septembre 1983 – événement de rue pour honorer la mémoire et la culture africaine-américaine –, quelque chose se produit. Huit femmes avancent en tête, en vêtements clairs, des cadres de tableaux en mains. Elles viennent encadrer, en dansant, les visages des manifestant·es. La tête sortant du cadre, une marcheuse s’arrête, et se demande, en hésitant un peu : « for me… art is us ». Cette performance, menée par l’artiste afro-américaine Lorraine O’Grady, a abouti à Art Is… (1983/2009), série photographique développée au long cours. Décédée en décembre 2024, ses clichés sont consultables sur le site de la parade, qui se tient encore chaque année. Marche quasi dansée, francs sourires et yeux-contre-yeux entre performeuses et publics, est-ce là l’acmé de la lutte ?






« On est chaud, on est chaud bouillant ! », peut-on entendre de la bouche d’un enfant surexcité un peu plus loin dans l’espace. The Big Project (2019) est un ensemble documentaire réalisé par Les Cousines, une association artistique implantée dans le quartier Morillon à Montreuil, fondée en 2014 par trois artistes-plasticiennes pour promouvoir les arts visuels, domaine encore trop masculin. Dans ce sillage, le projet a permis aux habitant·es de quartiers de « recréer des objets symboliques de leurs origines » : des sculptures à taille variable trônent sur l’herbe devant les immeubles, alors que des cris d’allégresse s’entendent au loin. Mais ce qui frappe, ce sont les explications des enfants, le droit d’avoir une parole qui déborde. Le clip, relativement décousu, présente deux images fortes : un tour en montgolfière, et un feu d’artifice devant leurs habitations. Dans l’excitation collective, le hit des années 1980 « Aimer d’amour » retentit en bande-son. Qu’est-ce que vivre ensemble procure ? « C’est t’aimer comme moi je t’aime » poursuit le morceau dans le casque. De Harlem à Montreuil, des années 1980 à nos jours, de la lutte à l’éducation populaire, des formes d’art collectives essaiment sur le bitume sans autre mot d’ordre que l’expression de tous·tes, sans distinction.



Idoles choisies


Dans un même mouvement « d’empowerment », le fan art torpille les idoles imposées à l’écran, qui flattent un modèle blanc, masculin et hétérosexuel. Dans un couloir sombre et parallèle à l’espace principal, le voile et la toile de Maty Biayenda réhabilitent des minorités oubliées. Sur ce voile, si léger qu’il flotte aux moindres mouvements de visiteur·euses, Serving Faces représente un collage de visages starifiés, issus de couvertures de magazines féminins, de personnes trans noires françaises des années 1980 peu connues du grand public, comme Lady Merlot, Mercedes Alexander, Angie Stardust ou Jenny Bel’air. Les paillettes et les étoiles sur le fond violet-rose qui les maquillent donnent un air pop, glamour et décalé. D’autres madones à idolâtrer. Planter ses propres repères imaginaires et politiques pour visibiliser coûte que coûte, Mona Varichon y croit aussi. À l’occasion de la sortie du livre Le combat Adama, un documentaire un peu spécial paraît : 4 avril 2019 Mallaury chante Assa pour la sortie du livre “Le combat Adama”. Ces images viennent contrer les chaînes d’info en continu par une autre forme de saturation numérique, à coup de vidéos de réseaux sociaux et d’autres capturées par l’artiste lors d’une conférence de l’activiste antiraciste. À gauche de l’écran, des fiches en papier glacé avec les paroles du morceau Assa sont à disposition pour les lire, les chanter ou les emporter avec soi.




Vue d'exposition,  « Joie Collective – Apprendre à flamboyer ! », Palais de Tokyo ©Aurélien Mole



Dans l’exposition, luttes sociale, féministe et antiraciste ne coexistent pas : elles se mêlent dans une « joie collective et un flamboiement » documentés et mis en relief dans une scéno colorée et riche d’archives issues de l’espace public – manif, performances de rue, pancartes, pare-chocs de voiture… Chaque proposition se contamine l’une l’autre pour prendre une ampleur collective, sans esthétiser ni angéliser les événements pour autant. Joie Collective – Apprendre à flamboyer ! nous (ré)apprend que chaque victoire politique à fêter cache un combat mené au long court depuis la rue et par celleux qui la font vivre – notamment à travers la création.



Joie Collective – Apprendre à flamboyer !, exposition collective jusqu’au 11 mai au Palais de Tokyo, Paris.

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