Comme les golems, faits d’argile, l’artiste Eglė Budvytytė considère que nous, les êtres humains, sommes meubles, dépourvus de libre arbitre. Nos vies seraient façonnées par les quatre éléments jusque dans notre mystique. Le courant d’une rivière décide de l’implantation d’un village. La qualité de la terre conditionne les objets qui seront créés à partir d’elle, comme les briques de nos maisons, les fours dans lesquels cuisent nos aliments. Mais aussi nos dieux et nos mythologies, inspirés de la poésie incrustée dans les paysages qu’observent, fascinés, les humains depuis des millénaires. Face à la force manifeste des éléments naturels qui nous entourent, que pouvons-nous ? Où nous situons-nous ? Pour sa première exposition en France, Eglė Budvytytė – plasticienne travaillant entre poésie, vidéos et performances – tend des voiles ocre en arc de cercles, brouillant le regard dès l’entrée du Plateau – Frac Île-de-France. On y entend un chant incantatoire, aux accents robotiques, nous guidant à travers les voiles dont les motifs terreux simulent l’épaisseur de l’humus. Si bien qu’on entre dans cette exposition comme dans une mine, ou plutôt l’une de ses galeries que l’on s’imagine se ramifier par dizaines en sous-sol. Au centre de ce dispositif, De sang chaud et de terre (Warm Blooded and Earthbound) (2024), un film inédit d’une demi-heure, appréhende la charge culturelle de la terre. On y observe une communauté humaine vivant autour d’une rivière, dans la forêt et les décombres industriels des carrières d’argile et de calcaire lituaniennes, à proximité de la rivière Ūla.
Dis moi quel païen tu es, je te dirai où tu vas
Cette fresque intrigue par son lyrisme autant que par sa peinture, qui relève d’un rapport presque paysan à la terre. Or, pour la construire, Eglė Budvytytė puise dans les sciences. Notamment dans les recherches sur les sociétés matrilinéaires à l’époque néolithique menées par l’archéologue lituanienne Marija Gimbutas, pionnière d’un important tournant académique dans le domaine des études féministes en la matière. L’artiste explique comment « Marija Gimbutas a passé sa jeunesse, dans les années 1920, à étudier la culture du folklore dans la campagne lituanienne, explorant les symboles, les motifs (en particulier les poteries d’argile), les chants et les pratiques encore en vigueur dans la vie rurale. Des pratiques qui honoraient profondément la terre, comme le baiser que les villageois donnaient à la terre le matin avant de partir travailler dans les champs. » Comme le suggère une icône chrétienne grignotée par les flammes dans le film, la Lituanie est l’un des derniers pays d’Europe à être christianisé au XIVe siècle. Le paganisme y a persisté pendant de longs siècles après cela. La lenteur des plans de De sang chaud et de terre installe un rapport de contemplation à des scènes que l’on regarde comme des tableaux du Douanier Rousseau, la faune indistincte de la flore. Une continuité entre le paysage et ses habitants qui montre la rémanence du rapport mystique des êtres humains à leur biotope. Marija Gimbutas explique ainsi que la sensibilité religieuse de certaines divinités ont survécu dans les modes de vie de la Lituanie rurale : ces pratiques s’ancrent dans les paysages et la sédimentation du sol.
Sans paysage, pas d’humain
À force de la renier au profit du culte de la croissance, nous avons beaucoup de dettes à régler avec la terre. Les acteurs et danseurs que nous voyons dans le film le savent eux-aussi, enchaînant génuflexions et contorsions comme un salut aux dieux, leurs vêtements tâchés de la terre blanche des carrières d’argile où ils travaillent ensemble. Là est aussi une interrogation latente dans la pratique de Eglė Budvytytė, qui se demande souvent, dans Songs from the Compost: Mutating Bodies, Imploding Stars (2020) par exemple, comment faire corps avec ce qui nous entoure. La réponse est en l’occurrence collective. Se réapproprier la beauté de ce que nous appelons des paysages passe par la conscience qu’un lien indéfectible existe entre notre corps et ce qu’il regarde, tous deux liés par la terre. Dessinant une immense chorégraphie, les personnages de De sang chaud et de terre se regardent, s’écoutent, travaillent en groupe, leur corps toujours disposé l’un par rapport à l’autre. Par son dispositif de monstration, que l’on aurait souhaité encore plus immersif, et l’utopie collective qu’il met en scène, le film tend à jeter un sort à la distinction entre nature et culture qui n’en finit pas de biaiser nos analyses du vivant, de l’écologie et des questions dites environnementales. À la manière des protagonistes à la fin du film, discrètement alanguis devant une rivière qui se perd dans un arrière-plan forestier, rappelant un paysage de ruine de la peinture française du XVIIe siècle, il fait bon se souvenir que nous en faisons partie, du paysage.
De sang chaud et de terre de Eglė Budvytytė, jusqu’au 23 février au Plateau – Frac Île-de-France, Paris
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