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Comme une pluie de confettis, des points roses et bleus à la texture pâteuse envahissent d’imposantes toiles verticales : Damien Hirst suggère le motif printanier et très naïf du cerisier en écrasant d’épais pinceaux sur les surfaces planes. Appel à ralentir, ode à la nature, attention au rythme des saisons, le choix de ce motif n’est pas sans évoquer le Hanami – « regarder les fleurs » en japonais –, une coutume nippone invitant à fêter la floraison de ces arbres. L’artiste londonien s’est-il assagi avec le temps ? On le connaît davantage pour des œuvres au parfum de scandale : avec ses cadavres d’animaux – vaches, requins, moutons – tranchés en rondelles et exposés dans des boîtes en verre emplies de formol, sa série Natural History a pu susciter la polémique, confrontant le spectateur à la mort, sans autre distance que la fine vitre de l’aquarium qui l’en sépare. C’est cette stratégie du choc qui le propulse, lui et les autres Young British Artists (ce groupe d’artistes repérés par la galerie Charles Saatchi dès leur sortie du Goldsmiths College), sur le devant de la scène britannique dans les années 1990. Si ces sculptures sensationnalistes ont fait la fortune de Damien Hirst qui en a vendu une en 2008 pour environ 10 millions de livres chez Sotheby’s – très justement intitulée le Veau d’or –, elles oblitèrent une partie moins médiatisée de sa production, axée sur sa pratique de la peinture. Pour la première fois, 30 des 107 tableaux de sa série Cherry Blossoms (Cerisiers en fleur) sont visibles à la fondation Cartier. Réalisés entre 2018 et 2020, une grande partie d’entre eux ont été composés pendant le premier confinement : Damien Hirst, habitué à travailler entouré d’assistants – leur nombre pouvant atteindre une centaine –, s’est retrouvé seul avec lui-même au milieu du vaste hangar qui lui sert d’atelier.  

 

 

Greater Love Has No-One Than This Blossom. Photo : Thibaut Voisin

 

Retour à la tradition

Titillement de la morale par le recours à des cadavres d’animaux, multiplication des médiums, prévalence du discours sur l’œuvre, spéculation sur ses propres productions (en 2007, il est soupçonné d’avoir racheté sa propre œuvre, le crâne incrusté de diamants For The Love of God, avec un groupe d’investisseurs dans l’intention de faire grimper sa cote), Damien Hirst nourrit le stéréotype de l’artiste contemporain fabriqué par et pour le marché. Pourtant, dans les toiles qui composent Cherry Blossoms, pas de tours de force provocateurs ni d’intellectualisation forcée. L’absence de cartel incite davantage à plonger dans une contemplation silencieuse, comme on le ferait face à une œuvre impressionniste : avancer, reculer, se laisser absorber par le fouillis abstrait de la peinture agglomérée sur la toile ou profiter de la distance pour voir les contours se préciser. Cette fois-ci Damien Hirst se glisse dans la peau du peintre solitaire, prenant plaisir à marquer la toile de ses empreintes : ses tampons de peinture à l’huile non diluée atteignent jusqu’à cinq centimètres d’épaisseur par endroit. Aussi solaires soient-elles, certaines de ces compositions se révèlent plus anxiogènes que d’autres. L'artiste poursuit toujours, de manière moins ostentatoire cette-fois ci, un de ses thèmes de prédilection : la mort. Les pétales virent au rouge, leur surnombre encombre, prive de perspective et le ciel disparaît comme avec le cerisier intitulé Early Blossom. Ou bien c’est le brun des épais branchages, exceptionnellement disposés à l’horizontale avec Greater Love Has No-One Than This Blossom, qui donne cette impression d’étouffement, ces ramifications tortueuses l’emportant sur la présence des buissons fleuris. L’envers du cerisier étincelant au printemps, ce sont les feuilles mortes, quelques mois plus tard…Vanité colorée et joyeuse certes, mais vanité quand même. 

 

Cherry Blossom (détail), 2019 p. Damien Hirst and Science Ltd. ADAGP, Paris

 

Damien Hirst l’obsessionnel 

Cette pointe de mélancolie rompt avec ses précédentes expériences en matière de pointillisme qu’il débute à la fin des années 1980 avec la série encore non achevée Spot Painting, des peintures sur lesquelles s’organisent des pois de même diamètre et strictement alignés. Fin 2011, lui et (surtout) ses assistants en ont produit assez – environ un millier – pour pouvoir occuper simultanément onze espaces de la galerie Gagosian à travers le monde. Le Londonien réitère l’expérience en 2016 avec Colour space painting, une nouvelle série de micro-cercles multicolores prolifèrant quant à eux de façon chaotique. Damien Hirst s’est très certainement inspiré de l’artiste Yayoi Kusama – qu’il interviewe d’ailleurs en 1998 –, dont les pois invasifs se développent depuis les années 1970 dans des pièces recouvertes du sol au plafond. Mais là où les œuvres de la première provoquent un vertige psychologique, comme une tentation de conjurer par ce geste une peur névrotique de n’être rien de plus qu’un point dans l’univers, celles de Hirst ressemblent à s’y méprendre à des rangées de bonbons voire de pastilles de LSD, davantage annonciateurs de réjouissances et d’insouciance.

 

Fantasia Blossom, 2018, p. Damien Hirst and Science Ltd. ADAGP, Paris

 

 

Prodige de la communication 

Vêtu d’un simple caleçon et d’une paire de chaussettes rose, fourrées dans des crocs, l’Anglais un brin décadent pose devant ses toiles sur son compte Instagram pour médiatiser les dernières nées de Cherry Blossoms. S’il use d’un médium on ne peut plus traditionnel, Damien Hirst n’en oublie pas pour autant la force de frappe des moyens de communication contemporains. Tout au long de son processus créatif, il a partagé sur le média social ses avancées. Bonnet fluo sur la tête, sweat Adidas, pantalon maculé de coups de pinceaux, l’artiste alimente son mythe, trop soigneusement grunge pour vraiment l’être. Il accompagne aussi l’exposition d’une vidéo Youtube, filmée à 360°, qui immerge l’internaute dans son atelier, un hangar suffisamment vaste pour que la centaine de toiles au motif du cerisier tiennent alignées contre les murs. Prolongation de l’œuvre ou simple stratégie de communication, l’un de ces post, plus introspectifs que les autres, montre le peintre au-dessus d’un évier, tentant de se défaire des traces de peintures rose accrochées à son cou. À force de frottement, le pigment s’efface un peu. Une manière de figurer la sortie de scène de l’artiste qui fait tomber le masque sitôt qu’il a rejoint sa loge ?  

 

 

> Cerisiers en fleur de Damien Hirst, jusqu'au 2 janvier 2022 à la fondation Cartier pour l'art contemporain, Paris. 

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