Un couple nu, lové dans le coin droit d’une toile malgré son gigantisme. L’étreinte déborde presque sur les murs blancs du Centre d’Art Contemporain de Nîmes. Nul besoin de les identifier ou de les situer tant la présence de ces personnages s’impose comme une évidence : leurs corps, sculptés par des chairs épaisses, leurs paumes démesurées, leurs ongles et cheveux aux reflets cristallins les extraient du règne de l’humanité. Ces titans, brossés à l’huile, n’ont aucun compte à rendre à la société actuelle. Iels se vautrent dans des cornes d’abondance, entre des branchages tortueux et des feuillages rougeoyants. Ce cadre champêtre aux lueurs automnales les associe à une sorte d’Eden païen ou d’existence dionysiaque. Accrochée à hauteur du tableau, une fleur sauvage en céramique s’offre au spectateur, l’invitant à laisser là les bruits du monde extérieur et à entrer dans ce conte, à l’atmosphère crépusculaire.
Les peintures de Camille Bernard et les sculptures de Lena Gayaud s’articulent de façon narrative, alternant scènes figuratives et objets à l’aura paysanne. Au détour de l’arête d’un mur, on croise du coin de l’œil le profil d’un autre titan en pleine errance. Tous peints selon des angles cinématographiques – plans resserrés, hors-champs, contre-plongées ou plongées vertigineuse –, ces personnages paraissent sortir de leur châssis pour zoner à leur tour dans l’espace d’exposition du CACN, un ancien centre médico-social découpé en une succession de petites pièces. Les végétaux, ossements, paniers ou encore tuiles héraldiques en céramique ponctuent leur marche, fonctionnant tantôt comme une signalétique qui guide le spectateur, tantôt comme des objets, exfiltrés des toiles, que les géant.es auraient récoltés – peintures et sculptures étant liés par des leitmotivs bucoliques.
La chute des titans
Un imaginaire médiéval teinte l’exposition, non pas d’obscurantisme mais d’une aura presque libertaire. Les fleurs en céramique évoquent des enluminures, ces initiales ornées qui sont les portes d’entrées vers le merveilleux. Les personnages peints, gargantuesques, évoquent l’univers de Rabelais. Chez le satiriste du début du XVIe siècle, humaniste et anticlérical, la grivoiserie, l’outrance et les plaisirs organiques s’opposent à la rigidité de l’Église et de ses dogmes. Qui est le monstre ? interrogent ses contes à l’aube de la rationalisation scientifique et économique du monde. Le Moyen-âge, au-delà du poids de la religion, est aussi celui du jeu et des renversements de valeurs dans la culture populaire, de l’hybridation ou encore d’une conception cyclique – et non binaire – de l’existence.
Camille Bernard s’inspire des paysages de Corrèze où elle vit, Lena Gayaud des ruines moyenâgeuses qui parsèment la garrigue et les forêts cévenoles où elle a grandi. Des territoires dits « ruraux », eux-mêmes figés dans des représentations passéistes. Les deux artistes s’en jouent dans ce que certains appelleraient un « retournement des stigmates », faisant émerger du « déclin » la magie qui pourrait encore s’y cacher. Mythe d’Adam et Ève revisité – plutôt débarrassé de ses représentations patriarcales et autoritaires – ou retour à des origines de chasseurs-cueilleurs ? Quoi qu’il en soit, Tendres Paumes s’éloigne de l’évocation nostalgique d’un idéal perdu. La note est crépusculaire, la mort déjà là, à travers les fleurs et les ossements pétrifiés. En écho paradoxal et ironique, à l’extérieur, des titans métalliques arrachent les flancs des barres d’immeubles de Pissevin – le quartier prioritaire au cœur duquel siège le centre d’art qui, avec le bar tabac et le snack maintient en vie le centre commercial à moitié muré. Les blocs de béton et de bitume sont en voie de requalification. Dans ces ruines-là, pas sûr que l’on puisse se paumer. Est-ce la raison de la moue inquiète des géant.es de peinture ?
Tendres paumes de Camille Bernard et Lena Gayaud
⇢ jusqu’au 14 décembre au Centre d’art contemporain de Nîmes, avec la galerie Sissi club
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