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Deux personnages droit sortis d’un comic-strip des années soixante ; il dit : « Oui, Pam, il faut imaginer Sisyphe heureux. » Elle répond, en parfait brushing et ouvrant grand ses yeux de biche : « Oh Ted… Je vous prenais pour un garçon sérieux… » Une illustration tirée de Wikihow, le wiki des modes d’emploi, montre une femme devant un ordinateur de bureau, avec la légende suivante : « oraison funèbre Jean Moulin ASMR »… Ces deux vignettes, signées Gabriela Manzoni et Wikihow Museum, sont désormais disponibles en version éditée et reliée : Comics Retournés est en retirage chez Séguier, qui a publié début 2022 le premier roman de l’autrice. Scènes de la vie postmoderne, paru début novembre aux éditions des Équateurs, reprend les mèmes de Wikihow Museum avec des illustrations refaites à la main, et sous le nom de leur inventeur, Maxime Morin.

 

 

Parmi les dizaines de Drake en doudoune orange et de Bob l’éponge en enfer, certains comptes de mèmes construisent des ensembles fondés sur une iconographie particulière, et développent un style. Et certaines images de ces ensembles deviennent virales, à la faveur d’un contexte particulier – d’un trend, puisque nous sommes sur les réseaux : c’est ce qui est arrivé, au début de la pandémie, à une gravure naturaliste de pangolin, légendée « Maurice sentait bien qu’il n’était pas une pomme de pin ordinaire », publiée par Un Faux Graphiste en octobre 2019 et devenue alors l’une des blagues les plus partagées de nos vies confinées. « C’est horrible à dire, mais je crois que la pandémie a plutôt joué en ma faveur. Je ne vais pas pour autant me mettre à faire des détournement antivax pour relancer une nouvelle vague, faut pas pousser, » avertit, pince sans rire, Gil Blondel, le même pas trentenaire bruxellois à l’origine du mème.

Une image, un texte ; une blague. Liés aux actualités politiques ou moquant les manies des contemporains, les mèmes sont légion. Parmi l’océan de productions, traductions, redites sur lequel voguent nos réseaux virtuels, certains mèmes ont une durée de vie de quelques jours, d’autres traînent pendant des années ; mais le principe en est toujours le détournement d’une image pour lui faire dire autre chose. Là où le principe du mème, inscrit dans son étymologie (mimesis, imitation) est de recopier à l’infini, pourrait-on imaginer une œuvre en mèmes ?

Si œuvre il y a, elle est le fruit du hasard, à en croire Un Faux Graphiste, devenu spécialiste du détournement des gravures anciennes : « Je choisissais d’abord mes photos sur Google Images sans me soucier des droits d’auteur. Puis j’ai connu un certain succès avec des détournements de Tintin, ce qui m’a valu les foudres de Moulinsart SA (société gérant les droits de Hergé, ndlr). C’est à ce moment-là que j’ai dû faire gaffe. Je me suis retrouvé à utiliser ces vieilles images parce qu’elles étaient tombées dans le domaine public et qu’elles m’évitaient un procès. Mais finalement, c’est aussi ça qui a donné une certaine unité esthétique à mon travail, je crois que beaucoup de personnes aiment ce que je fais pour la beauté des vieilles illustrations. J’ai monté une belle escroquerie esthétique en somme. »

 

Gabriela Manzoni, autrice des Comics Retournés, met beaucoup d’énergie à refuser l’idée d’une œuvre artistique : c’est justement par « désœuvrement » qu’elle s’est mise à réécrire les phylactères de ces bandes-dessinées de comics sentimentaux des années cinquante et soixante. « Je ne comprends pas le terme de création, je ne fais que me distraire », assure celle qui signe cependant chacune des vignettes dont elle réécrit le texte. Son principe : le retournement, plutôt que le détournement, de cet univers pop et sucré. « En prêtant à un jeune homme au brushing parfait ou à une jeune fille aux yeux de biche un propos cynique, désespéré ou cruel, il me semble que j’ai restitué le sens authentique des mots que la bulle originelle aurait dû exprimer », explique-t-elle dans la préface de l’édition papier. Le résultat : des dialogues érudits et élégants, des décalages, beaucoup d’esprit – une patte inimitable qui serait cependant l’humble passe-temps d’une jeune femme volontairement oisive, qui ne se reconnaît comme pratique artistique que la lecture des moralistes.

Ce serait donc les images de notre mémoire picturale collective qui feraient sens, et non les auteurs qui leur en donneraient. Maxime Morin, le créateur de Wikihow Museum, ne dit pas autre chose : « Il me semblait que ces images ne devaient pas être détournées, mais qu’il fallait leur donner la parole, les écouter. Et en les écoutant, elles apparaissent bien plutôt comme des instantanés de la vie quotidienne, un photoreportage ayant pour sujet l’humanité-actuellement-en-vigueur. Je me contente de légender ces planches pour leur faire dire ce qu’elles disent : le réel. » Ce qui donne « Antonin et Lucie se sont rencontrés sur l’application Stop Covid », ou « Héloïse éteint son chien tous les jours à 18 heures », avec les visuels non trafiqués, et effectivement correspondants.

Cette fascination iconographique joue à plein : « Internet est une dimension où les choses adviennent déjà conservées, au sens muséal du terme, continue Maxime Morin : ce qui s’y présente est d’emblée re-présenté, ce qui s’y pose est d’emblée ex-posé. Les choses numériques forment une immense collection, il suffit de s’y servir pour créer des expositions temporaires ou thématique. ». Gil Blondel, aka Un faux Graphiste, confesse son plaisir à fouiller les collections numérisées des institutions. « Je trouve la plupart de mes gravures sur le Flickr de la British Library, mes tableaux sur le site de la National Gallery of Art, mes photographies sur le site de la Library of Congress. » Internet comme fouillis, le mème comme mise en valeur de l’image, l’humour en plus – mais pas une œuvre. D’accord, mais de l’art quand même ?

Tourner l’image à l’absurde, jouer du décalage entre le propos et la posture : on retrouve ici une idée et une démarche propres aux situationnistes, auteurs des premiers détournements systématiques de bande-dessinée. Comme l’explique l’historien de la BD Antoine Sausverd, « cette génération est la première à avoir lu des bandes dessinées dans l’enfance, dans les années trente », et leur détournement régulier des romans photo de Nous deux prend place dans une logique de renouvellement de l’art, de dépassement des codes bourgeois, avant de devenir un des modes d’expression de tout le mouvement de mai 1968. « On le retrouve dans Hara Kiri, parmi les groupes féministes, et jusqu’au FHAR (Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire, fondé à Paris en 1971) : c’est un mode d’expression quasi exclusivement marqué à gauche, très accessible. »

Peut-être est-ce là qu’est née la double ambigüité du détournement, quant à son statut artistique et quant à son efficace politique. Clémentine Mélois, artiste IRL férue de formes détournées, voit les réseaux comme un mode de diffusion artistique parmi plusieurs. « Le choix de me tourner vers des œuvres multiples, largement diffusables, dans une volonté utopiste de démocratisation, est pour moi une façon de faire politiquement de l’art. J’ai naïvement créé une page Facebook pour poster des images en 2013, en me disant qu’il s’agissait d’un mode de diffusion démocratique. Ce que je n’avais pas imaginé, c’est l’écho que cela pourrait effectivement avoir. » Si elle réfute l’idée que cette forme de diffusion puisse influencer sa création, Mélois l’a cependant intégrée parmi d’autres formes de monstration avec la série Cent titres, détournements de classiques de la littérature (Maudit Bic de Melville ou Cinquante nuances de Dorian Gray d’Oscar Wilde), créés en poches véritables et exposés comme tels en musées ou galeries, mais aussi photographiés en selfies, pour diffusion libre sur les réseaux, et recueillis en livre édité chez Grasset. « Les trois modes de monstration étaient ainsi représentés : gratuité de la diffusion sur les réseaux, livre à grand tirage en librairie, œuvre d’art en galerie. » Dans son travail, la question du statut de l’œuvre est régulièrement interrogée, dans une superposition de références, à l’instar de son récent roman photo détourné, Les six fonctions du langage, jeu sur les théories linguistiques autant que détournement potache (on y croise notamment Barthes en lourdingue à pull sans manche, voulant absolument exposer la crise du langage à des femmes brushées des sixties).

 

Mi œuvre, mi blague, mi anonyme mi célèbre, s’adressant à l’époque et jouant sur l’absurde, le détournement en version dématérialisée continue d’une certaine façon à former des écoles, des courants. Yann Girard et Emile Bertier, auteurs des Bandes détournées, série de BD détournées sur les thèmes du chômage intergalactique ou du grand effondrement (avec chute du cours du tiramisu et pénurie d’eau chaude) présentées en ligne, éditées par financement participatif, ont ainsi décidé d’éditer Un faux Graphiste, devenu ami. Ils font une différence de diffusion quant au propos politique. « On choisit ce qu’on sort sur Internet parce que tout n’y va pas. On a une écriture politique, on lit Lordon, Graeber, on travaille sur ce vocabulaire, et en même temps on est aussi sur la lignée de Mozinor, de la déconnade. Internet a une temporalité fatigante, qui oblige à courir, donc on passe en papier pour traiter nos sujets en profondeur et ne pas s’arrêter à la petite blague ».

Chez Maxime Morin, on croise Pascal ou Baudrillard, chez Manzoni, Molière et Cioran. À lire les mèmes à la suite, chez tous les auteurs, on retrouve des couleurs idéologiques, des affinités qu’ils ne revendiquent pas. Peut-être parce qu’on ne peut jamais tout à fait « considérer l’humour comme quelque chose d’absolu qui peut se passer de contexte idéologique », comme le regrette doucement Un Faux Graphiste. Et de là, continue Maxime Morin, « le véritable engagement serait, en essayant modestement, de faire apparaître les choses telles qu’elles sont, de provoquer un rire qui soit l’expression d’une crise d’angoisse. » Un sacré programme artistique.

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