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Ariane Loze est une artiste énergétique. Un adjectif qui convient davantage à une barre alimentaire qu’à une rencontre, mais bien utile quand vous souhaitez qualifier un flux rapide de paroles entrecoupées de sourires, d’éclats de rire, de gestes expressifs, de français, d’anglais et d’expressions wallonnes. Ses qualités d’écoute permettent à l’artiste de maîtriser de nombreuses langues et d’imiter les sons, cependant son talent réside surtout dans sa capacité à revêtir de multiples apparences sans avoir besoin d’accessoires, une polypersonnalité permise par une physionomie faite de traits mobiles, d’yeux bleus énigmatiques et de longs cheveux qu’elle ordonne de multiples façons. Cette capacité transformiste, Ariane Loze la met en scène dans un cycle de vidéos lancé en 2008 et malicieusement intitulé MÔWN (Movies On My Own). Dans ces courts-métrages, elle endosse tour à tour les rôles de femme d’affaires, d’employée de sex-shop, d’ouvrière soumise, de cadre autoritaire, de bourgeoise désœuvrée, d’androïde impassible ou même de voyeuristeLe tout dans une atmosphère étrange qui oscille entre le surréalisme du Charme discret de la bourgeoisie de Luis Buñuel et la dystopie Bienvenue à Gattaca.

 

Film it yourself


Après ses études secondaires, Ariane Loze décide d’entrer au RITCS, une école flamande d’arts du spectacle, où elle devient la première francophone à suivre des cours de mise en scène. Elle y écrit, sans maîtriser la langue, de courtes pièces en flamand, devient assistante en dramaturgie, se familiarise avec le cinéma et joue même en 2008 avec la compagnie Superamas au festival d’Avignon.


« Après Avignon, sur les conseils de mes professeurs, je débute un programme d’étude et de pratique de performances et lis beaucoup d’ouvrages sur le cinéma. Rapidement, je me dis qu’il est absurde d’apprendre seulement la théorie d’un art aussi technique et je me mets à la pratique. À ce moment, la seule chose que je sais du cinéma, c’est qu’il y a un champ, un contrechamp, un axe entre les deux et qu’il me faut rester d’un côté de l’axe ou de l’autre si je veux donner l’impression que deux personnages sont côte à côte. Comme je suis seule, je m’enregistre dans différentes attitudes avec des actions minimes et je monte le tout. Sur le moment, je n’ai pas l’impression de faire œuvre car il s’agit de simples jeux de regards. Mais le metteur en scène Jan Ritsema [connu également pour avoir fondé le lieu de résidence PAF – Nda] me dit : “It’s very good, you should make another one, just continue.” Depuis, non seulement je continue à être ma seule actrice et réalisatrice mais j’utilise toujours cette phrase pour encourager les artistes qui me demandent mon avis sur leurs travaux », raconte-t-elle tout en contrefaisant le phrasé et la pose de son mentor.

 

Dinner for 4, la première vidéo du cycle MÔWN réalisée en décembre 2008, préfigure la suite. En sept minutes encore fragiles, sans dialogue, plans fixes et décor unique, l’artiste compose seule un repas réunissant quatre sœurs. La caméra enregistre les regards, les gestes et les attitudes des personnages qui s’observent puis se séparent sans jamais nous donner le pourquoi de leur présence. « Ce qui me fascine, c’est l’humain. C’est mon matériau. Mon corps est la terre glaise avec laquelle j’essaie de sculpter quelque chose qui me questionne et avec lequel je travaille l’imaginaire du cinéma. J’ai un corps de jeune femme qui me permet d’utiliser les clichés du cinéma français, comme si j’étais Jeanne Moreau ou Catherine Deneuve. Mais si j’avais été un homme grand et moustachu, j’aurais travaillé avec les codes du western. Ce que je sais, c’est que l’acuité déployée pour observer et reproduire le comportement des autres est tout à fait illusoire. Et, c’est ce qui reste formidable, on a beau faire tourner l’humain sur lui-même, il réfléchit toujours une autre lumière que celle que l’on perçoit. »

 

Moi parallèles


Si l’artiste reste dans toutes ses œuvres, sauf à de rares exceptions près, son unique comédienne, elle est aussi son unique productrice, réalisatrice et scénariste. Elle s’occupe du son, de la lumière, des maquillages, des accessoires, des costumes et même du montage des images ; seul le montage audio échappe à son emprise. Le fait d’agir en solitaire, d’avoir des espaces contraints, de ne posséder que sa garde-robe et ses propres objets, l’absence de financement pour surmonter les obstacles techniques et affronter les nécessités de la diffusion l’incitent à inventer en permanence et à maximiser tous les possibles. « Mon premier investissement a été d’acheter un de ces caddies de mémé pour transporter mon matériel : vêtements, accessoires, petite caméra DV. Aujourd’hui encore, on peut me voir circuler avec deux valises en aluminium et un trépied à l’épaule pour fixer le Nikon D600 qui me permet désormais d’enregistrer. »


Ces handicaps deviennent les atouts de ses œuvres et lui donnent une nouvelle énergie. À l’exemple d’Impotence (2018) où le choix d’œuvrer dans un white cube l’incite à apporter, murs neutres obligent, une attention particulière au choix des lumières afin de différencier ses multiples visages. « Dans cette vidéo qui traite de l’engagement politique, j’ai poussé les contraintes très loin : même vêtement, même coiffure et quatre murs blancs. Seul le ton des voix me différenciait pour être à la fois seule et plusieurs. Cela a fait ressortir cette idée, puisque tournée en période électorale, que nous sommes souvent partagés entre la continuité et le changement avec un profond sentiment d’impuissance. » Il arrive aussi à Ariane Loze d’interpréter et enregistrer en présence d’un public situé hors champ, ce qui la contraint à tourner dans l’ordre chronologique des séquences pour composer d’étonnants tournés-montés vidéos.


Parfois, l’inspiration vient d’un lieu, ou d’un thème, et Ariane Loze laisse alors surgir les idées. À l’exemple de « j’ai besoin de temps pour moi », une expression qui relate notre époque pressée. Entendue ou lue de nombreuses fois, la sentence génère le désir de réaliser Le Banquet (2016), une vidéo de 15 minutes – le format habituel de l’artiste – qui prend, encore une fois, pour prétexte un repas. Elle fait dialoguer douze invitées qui déclinent des phrases à partir des clichés rédigés dans les journaux féminins : des rubriques de cosmétique, d’alimentation, de santé, etc. Une autre, L’Archipel du moi (2018), se déroule au Kanal-Centre Pompidou à Bruxelles, un immense centre d’art contemporain établi dans un ancien garage Citroën. L’œuvre est alors entièrement conçue en empruntant le champ lexical commun au musée et à la concession automobile.


Pourquoi suis-je plusieurs, semble nous demander la vidéaste. Parallèles, multiples, coexistants, les personnages qu’elle incarne paraissent affectés de troubles et échapper aux limites du moi. Un thème souvent exploré par les arts, à l’exemple canonique de L’Étrange Cas du docteur Jekyll et de M. Hyde. De cinéastes, comme Brian de Palma et M. Night Shyamalan, ou encore de photographes, à l’instar des rôles endossés par Cindy Sherman depuis plus de quarante ans, ou, plus récemment, des travestissements d’Elsa Parra et Johanna Benaïnous qui enquêtent sur les typologies sociales. Reflets d’une époque où les individus sont constamment sommés de se « pitcher », pour être mieux identifiés, les personnages d’Ariane Loze ne prennent jamais le contrôle sur leur corps en alternance, en switchant comme le font beaucoup d’autres mais, tout au contraire, acceptent d’être toujours plusieurs au même instant.

 

Texte : Alain Berland

Photographie : Rebekka Deubner, pour Mouvement

 

Profitability, du 8 au 31 octobre au Centre Wallonie-Bruxelles 

> Bonheur entrepreneur les 30 et 31 mars 2023 aux Subs, Lyon 

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