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En donnant la parole aux occupants successifs d’une maison à Jérusalem, Palestiniens comme Israéliens, Amos Gitaï accomplit un geste de metteur en scène en même temps qu’un acte civique. Auteur de plus de quatre-vingt-dix films, alternant documentaire et fiction, le cinéaste fait de l’adaptation théâtrale un enjeu non moins politique et refuse de céder à la fatalité autant qu’à la facilité. Au milieu d’un plateau transformé en chantier, celui d’une maison en perpétuelle reconstruction, chacun des protagonistes se raconte et excave une mémoire douloureuse. Des tailleurs de pierres palestiniens (Minas Qarawan, Atallah Tannous), un promoteur immobilier israélien, un dessinateur sioniste venu de Belgique (tous deux incarnés par Micha Lescot), un médecin algérien retraité (Menashe Noy), une jeune femme turque (Irène Jacob), une jeune juive orthodoxe voilée de blanc (Bahira Ablassi)… À travers cette succession de monologues entrecoupée d’interludes musicaux - un percussionniste iranien et un chœur polyphonique porté par la chanteuse Dima Bawab - se déplie l’histoire d’un conflit insoluble entre colons et colonisés, les uns comme les autres ayant vécu la tragédie de l’Histoire. Ni victimes, ni bourreaux mais des vies, des voix, des blessures profondes transmises d’une génération à l’autre. En faisant éclater toute chronologie historique, Amos Gitaï cristallise les traumatismes du conflit israélo-palestinien et bâtit l’espoir d’une réconciliation, mise à mal par les exactions d’un gouvernement de plus en plus extrême. Rencontre avec un homme de conviction dans un bar parisien, à quelques encablures des manifestations enflammées contre la réforme des retraites.



Résidez-vous toujours en Israël ?


J’habite entre Haïfa et Paris. Je reste à Haïfa parce que c’est la ville où je suis né et que des communautés d’origines diverses y cohabitent, notamment de nombreux Palestiniens. A l’époque du mandat britannique, entre 1917 et 1948, elle était gérée simultanément par trois maires : un britannique, un arabe et un juif. Cette mixité existe intrinsèquement dans son tissu social, même si tout n’est pas rose.



Quel rapport entretenez-vous aujourd’hui avec votre pays ?


II me touche et parfois me dérange. Mais il existe aussi un aspect physique, presque sensuel, qu’évoque d’ailleurs le texte de ma mère lu par Jeanne Moreau au début de la pièce. C’est un extrait d’une série de podcasts sur France Culture dans laquelle Jeanne Moreau lit sa correspondance. Un recueil de ses lettres est paru en 2010 chez Gallimard (Efratia Gitaï, Correspondance 1929-1994, NDR). Jeanne Moreau aimait beaucoup celle-ci et c’est donc à travers elle que s’ouvre la pièce. Ma mère est née à Tel Aviv en 1909, l’année où la ville a été créée. À cette époque, il n’y avait pas plus de 50 000 juifs en Palestine et la plupart d’entre eux étaient laïques. Ceux-ci provenaient de familles arrivées de Russie en 1905 après l’échec de la première révolution. Il ne s’agissait pas à ce moment-là d’exode religieux.



Vous assimilez souvent le documentaire à l’archéologie et la fiction à l’architecture. Cette manière de dresser un pont entre les deux habite toute votre œuvre, a fortiori votre trilogie documentaire.


J’ai fait des études d’architecture pendant neuf ans. Mon père était architecte du Bauhaus, élève de Kandinsky et de Mies van der Rohe. Il est décédé quand j’avais 19 ans et je n’avais pas la moindre idée de l’orientation que j’allais prendre pour mes études. Je me suis donc inscrit au Technion, l’école d’architecture à Haïfa, mais c’était surtout pour moi une façon de dialoguer avec mon père disparu et comprendre ce qui l’animait. Mon diplôme du Technion en poche, j’ai fait un doctorat d’architecture à Berkeley, aux États Unis. Je suis ensuite rentré en Israël où j’ai tourné House en 1980. Auparavant, je n’avais réalisé que quelques films en Super-8 pour documenter la guerre de Kippour.



Comment expliquez-vous l’hostilité qu’a rencontré le film, censuré par la télévision israélienne ?


Dans un premier temps, je n’ai pas compris cette violence. House est plutôt paisible : il ne fait que raconter l’histoire de Jérusalem à travers les habitants successifs d’une maison en cours de rénovation, un microcosme humain qui constitue peu à peu une métaphore plus large. J’ai mis des années à identifier les motifs de cette censure. Tout d’abord, on croyait à cette époque que si l’on arrêtait de parler de la question palestinienne, elle allait finir par s’évaporer, par s’effacer d’elle-même. Ensuite, les Palestiniens auxquels j’ai donné la parole, qu’il s’agisse des ouvriers ou du propriétaire de la maison, s'expriment posément, d’une voix douce. Cette tendresse et cette poésie dans leur discours est beaucoup plus efficace et menaçante pour certains Israéliens qu’un discours militant simpliste qu’ils auraient préféré que je prête aux arabes.



Traiter de problèmes politiques au cinéma est toujours périlleux.


J’ai le sentiment que l’art, le cinéma, le théâtre ou la littérature ne changent pas le réel. Ce que l’on peut faire en tant qu’artiste, c’est laisser des traces de mémoire. Et la mémoire n’est pas innocente. Le documentaire Le Chagrin et la pitié de Marcel Ophüls (qui brise le mythe d’une France massivement résistante sous l’Occupation à travers des témoignages recueillis en 1969, ndlr) n’a été diffusé auprès du grand public que 12 ans après sa réalisation. Je fais souvent référence à Ophüls parce que tout le monde parle de Shoah de Lanzmann (1985), mais en réalisant ce film Ophüls a fait preuve d’un courage exemplaire. On peut aussi penser à La Bataille d’Alger de Gillo Pontecorvo (1966), un film qui a longtemps été censuré en France. Ce ne sont pas seulement les armes et l’argent qui font bouger le monde, mais aussi les idées. Alors il faut mener le combat par les idées. Monter aujourd’hui House à La Colline, c’est une sorte de rappel.



Comment avez-vous procédé pour cette adaptation scénique ?


On a commencé par retranscrire tous les dialogues des trois films d’origine. On les a ensuite enregistrés dans quatre langues : hébreu, arabe, anglais et français. Ensuite, tout s’est accompli en live. J’ai attribué les textes aux différents comédiens en conservant cette forme de « promenade » entre différents personnages. J’y ai intégré des personnages du second film de la trilogie (Une maison à Jérusalem, 1998), comme Claire ou Michka. J’ai discuté également avec un archéologue qui travaille sur le site de Jérusalem. Je travaille de manière intuitive. J’ai voulu construire un dialogue entre éléments narratifs, musicaux et visuels sans abuser de la vidéo, qui fait souvent office de gadget dans la création contemporaine. Le théâtre est un médium assez fort et émouvant en soi, inutile de le transformer en salle de cinéma. On est bien assez saturés d’images comme cela. Je n’ai utilisé que quelques extraits de mes films, notamment des plans de la route vers Amman en Cisjordanie. Des paramètres architecturaux sont également présents : la scène est ouverte, tous les éléments sont visibles, les échafaudages occupent l’espace sur la toute la durée de la pièce.



Le dialogue opère davantage dans les films que dans le spectacle, qui semble curieusement plus fataliste. Dans votre mise en scène, chacun semble retranché sur son vécu et ses positions. Le dialogue entre Israéliens et Palestiniens n’a plus lieu, les personnages se croisent sans se rencontrer. Ils s’adressent au public mais jamais les uns aux autres. Seuls les interludes musicaux les réunissent.


Oui, c’est un parti-pris délibéré de mise en scène. En montant la pièce, je me suis posé la question : quel est l’élément conscient, subtil ou affiché, qu’il faut garder ? Cette succession de monologues, c’est la tragédie du Moyen-Orient. Parce que pour la paix et la réconciliation, il faut du dialogue. Chacun expose sa situation traumatique – pour les juifs la Shoah, pour les Palestiniens la Nakba (l’exode de 1948, NDR) –, et l’on peut ainsi ressentir de l’empathie pour les uns ou pour les autres. Mais s’il n’y a pas de reconnaissance de l’autre, on n’avance jamais. Le seul moment historique où se profilait la possibilité d’un dialogue, c’était au moment des accords d’Oslo en 1993, lorsque Yitzhak Rabin était premier ministre. Deux ans plus tard, il est mort assassiné. C’est ce que j’ai décrit en 2015 dans mon film Le dernier jour d’Yitzhak Rabin. Si l’on me demande ce que j’ai à dire de la situation aujourd’hui, c’est en effet ce sentiment d’impuissance et de statu quo. Il n’y a pas de reconnaissance de l’autre, donc pas de réconciliation possible. Cette chose un peu abstraite qu’on appelle la paix, c’est un peu comme une relation amoureuse : elle ne peut exister de manière unilatérale.



Ressentez-vous des affinités avec d’autres cinéastes israéliens aujourd’hui ?


Depuis quelques années, ce sont surtout de jeunes cinéastes qui ont pris la relève. J’ai peut-être quelque chose à voir avec cette évolution. Bien sûr, on est détestés par les ministres successifs de Netanyahu, mais c’est notre rôle. Si l’art ne change pas la réalité, il contribue néanmoins à la circulation des idées sur le long terme. Quand Picasso a peint Guernica (1937), ça n’a pas empêché Franco et les fascistes de rester au pouvoir pendant très longtemps. Mais maintenant que le tableau est à Madrid, il a une plus grande présence que Franco dans la mémoire collective. C’est la force de l’art et le rôle que nous devons avoir en tant qu’artistes : créer une mémoire collective plus forte que les totalitarismes. La démarche critique est le meilleur hommage que l’on puisse rendre à sa culture.



Ne prêche-t-on pas le plus souvent des convaincus, y compris dans l’art ?


Il faut faire des œuvres fortes, originales, sans tomber dans le manichéisme. Notre travail doit solliciter l’interprétation du public, pas le conforter dans sa position de consommateur. Il y a beaucoup trop de produits de consommation dans le cinéma. C’est un flux permanent de divertissement. Selon mon expérience de spectateur, le meilleur film ou le meilleur spectacle commence quand la projection ou la représentation est terminée. Je me remémore telle scène ou de telle image, je livre après-coup mon propre travail d’interprétation. Il faut revenir à ce challenge du cinéma ou du théâtre : celui de provoquer la réflexion.


Propos recueillis par Julien Bécourt



>  La trilogie House de Amos Gitaï sera projetée le 1 avril au Centre Pompidou dans le cadre du festival Cinéma du réel


> House de Amos Gitaï du 14 mars au 13 avril, à la Colline Théâtre National, Paris

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