Quel est donc ce prix à payer, en référence au titre de votre exposition ?
Ce titre a plusieurs niveaux de lecture. D’abord, il résonne avec l’idée de classe sociale : le prix d’entrée d’un parc est parfois très élevé, et coûte à certain·es plus qu’à d’autres. Une sélection s’opère d’emblée au sein du public. Une dimension sacrificielle s’y ajoute : qu’est-on prêt·e à payer pour son plaisir, et pour rendre sa présence légitime dans cet espace ? La formule est tirée d’un essai de l’auteur américain James Baldwin, qui lui donne encore un autre sens : « Qu’est-ce que vous, en tant que Blancs, êtes prêts à sacrifier pour vos privilèges ? »
Une fois à l’intérieur, qu’est-ce que l’espace invite ou n’invite pas à faire ?
L’exposition-attraction peut se voir comme un espace public, mais celui-ci est en réalité privatisé et réglementé. Il faut trouver des stratagèmes pour le subvertir. D’où le système déambulatoire, que j’ai mis en œuvre à la Ferme du Buisson. En 2022, mon exposition Cruising Bye au Musée des arts contemporains du Grand-Hornu en Belgique comprenait un grand couloir pensé comme une zone de cruising. On y faisait une double-rencontre : d’abord entre visiteur·euses, puis avec les œuvres murales. Cette fois-ci, la plupart de mes travaux sont disposés au centre des trois pièces et le public est invité à porter un costume pour prolonger le mouvement, l’activité.
Quel souvenir gardez-vous des parcs d’attraction, enfant ?
J’y suis très peu allée, deux fois grand maximum. J’en ai visités davantage à l’âge adulte pour analyser ce qui s’y passe. La Ferme du Buisson se trouve à Noisiel, près de Disneyland Paris. Je suis donc arrivée de Bruxelles par la gare de Marne-la-Vallée. Dès la station de RER, tu vois le parc et tu peux te balader dans une zone intermédiaire sans payer l’entrée. À peine arrivé, tu entends la musique dans les haut-parleurs et dans les magasins. Tu te sens heureux, ou tu fais comme si.
Il y a quelque mois, Le prix du ticket était exposé à la Friche la Belle de Mai à Marseille. Entre-temps, deux nouvelles sculptures se sont ajoutées et habillent les recoins de cet espace.
Ces deux figures, ce sont des copies que j’ai fait faire de mon corps. Elles font exactement 64 % de ma taille réelle ! C’est une femme qui réalise des scans pour futures mamans qui me les a faites. Dans l’exposition, ces sculptures nous surveillent. Leurs poses de statue ne les mettent pas en valeur mais provoquent plutôt le malaise. Elles existent sous le titre Clown, Servant or Enemy. C’est d’abord une référence à la position de l’artiste qui se doit d’amuser constamment la galerie, de faire ressentir, de divertir. Ensuite, dans un rapport plus mercantile, c’est une personne qui doit servir l’industrie. Enfin, « ennemi », parce que l’artiste joue toujours au traître.
Tout est blanc dans ce parc d’attraction. Pourquoi la monochromie ?
J’ai du mal avec la couleur. Je ne sais pas comment la choisir. C’est une donnée dont je préfère me passer. Ou peut-être qu’elle a tellement d’importance pour moi qu’elle ne peut pas se plaquer aussi facilement sur des œuvres. Au-delà de cela, je voulais travailler sur ces espaces sans couleur auxquels nous sommes quotidiennement confronté·es. Les espaces d’exposition en sont un bon exemple : à Marseille, la vue panoramique et ultra claire dans laquelle la salle baignait renforçait cette supposée « neutralité » du blanc, et posait, par extension, la question du rapport à la blanchité. Quant aux costumes, les colorer les aurait juste rendus beaux ou bien faits. Alors qu’en blanc, ce sont comme des secondes peaux.
Cette immense tête qui domine l’espace, est-elle monstrueuse ?
J’avais imaginé une sculpture anthropomorphe, de la tête aux pieds, dans laquelle on pouvait rentrer. Mais une tête, c’était déjà assez. Dans l’idée, je voulais un détail inquiétant, comme un regard immense, ou des ongles monumentaux. En pratique, j’ai produit une forme de vingt centimètres de haut, en terre. Faire du modelage, c’est de l’écriture automatique. La forme souhaitée au départ peut devenir un crâne, des fesses. C’est un cadavre exquis ambulant. Mais cette monstruosité d’apparence est à nuancer. N’est-ce pas la normativité qui est monstrueuse ? Plus que dans leur aspect visuel, c’est dans ce que ces pièces provoquent, dans leur rapport au public, qu’elles sont monstrueuses. Ce serait trop facile de faire des monstres et de dire « c’est monstrueux ». Les monstres se cachent dans la norme.
Quelle place occupe l’humour dans ce récit plastique ?
Il y a une grande différence entre humour et ironie. L'ironie c’est rire ou se moquer de quelque chose de convenu, en groupe. L’humour à quelque chose de spontané. Et bien sûr, je préfère l’humour à l’ironie. Dans une œuvre, l’humour se manifeste par la convocation de formes contraires. Par exemple, les barreaux du portail monumental, pour entrer dans l’espace, produisent un sentiment carcéral. Mais on peut malgré tout y entrer ou en sortir. La larme géante, en bas à droite de ce portail, n’a pas de barrière : c’est un espace vide, ouvert. Elle crée donc un passage suffisant pour s’infiltrer à l’intérieur. Ou pour s’enfuir.
Le prix du ticket jusqu’au 26 janvier de Aline Bouvy à la Ferme du Buisson, Noisiel
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