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Un entretien extrait du Mouvement N°113


Les grosses productions de science-fiction anesthésient-elles nos sens critiques ? Quand on a vu Mad Max ou Blade Runner, on s’accommode mieux de nos catastrophes climatiques et politiques, ici et maintenant. Pour la philosophe, il est urgent de reconquérir le genre à grands coups d’utopies. Parce que c’est là que se bricolent les révolutions.


Ces dernières années, la plupart des grosses productions de science-fiction proposent des univers complètement catastrophistes. Pensez-vous que cela participe à nous faire accepter l’idée que la fin du monde est inéluctable ?


Je n’arrive pas à savoir si je parle pour moi ou pour une génération, mais nous sommes accablés par ces images négatives de destruction, que ce soit dans les médias ou dans les fictions que l’on consomme à la chaîne. Nous sommes imprégnés de cet imaginaire. Il nous nourrit, donc nous construit, voire nous formate. Et on n’a même plus la force de s’en émouvoir : dans 30 ans, on aura pris 15 bombes nucléaires sur la tête, mais c’est pas grave, on aura nos bunkers, on se battra dans le désert pour de l’essence comme dans Mad Max. Ou bien ce sera Elysium : les riches vivront là-haut, sur une orbitale, pendant que nous, on sera en train de crever de cancers sur la Terre. La responsabilité de la science-fiction se pose de façon brûlante aujourd’hui et rejoint la question du réalisme de ces dystopies contemporaines, qui nous présentent des situations dans lesquelles on barbote déjà à moitié. Des individus qui tentent de passer entre les gouttes de la surveillance numérique d’un État autoritaire fascisant, par exemple, c’est plus que réaliste, c’est presque déjà existant. Pour écrire ces histoires-là, on n’a pas besoin de les projeter en 2050, ni des outils de la science-fiction. Je ne vois plus le pouvoir, ni l’utilité, de la dystopie ultra-réaliste. D’où la nécessité, pour moi, d’imaginer autre chose, plus loin, de rouvrir les possibles et retrouver le pouvoir de la fiction.


Ces blockbusters ne remettent jamais vraiment en cause l’ordre établi.


Ils restent malgré tout traversés par un esprit critique et un léger souffle de révolte, mais celui-ci n’est pas assez puissant pour nous faire pousser des ailes et nous donner envie de suivre les personnages dans leur résistance. La plupart des grosses productions sont conformistes et idéologiquement très marquées. Le monde que les héros essaient de défendre, c’est celui dans lequel on vit. Demolition Man – un chef- d’œuvre avec Stallone et Wesley Snipes – présente une sorte de fausse utopie pour les riches, très propre, uniformisée et homogène. En surface, parce qu’évidemment, des renégats vivent dans les égouts. Quand Stallone y descend, ce sont les États-Unis des années 90: on écoute du rock, il y a des grosses voitures et on mange des burgers. Beaucoup de ces films – et c’est leur rôle – nous donnent un avertissement sur le futur : attention, si on continue à suivre cette route, voici le monde que nous allons construire. Mais ce que défendent les résistants n’a rien de révolutionnaire : ils souhaitent le retour de leur monde passé, alors même qu’il a donné naissance au monde autoritaire qu’ils combattent ! On est dans une sorte de boucle, complètement démobilisante, qui ne propose rien. C’est ça qui est magique : les films s’arrêtent toujours une fois que le méchant tyran a été déchu. Mais qu’est-ce qu’il se passe après ?


Comment expliquez-vous la réception de Squid Game ? La portée critique de cette série est passée au second plan derrière l’esthétique, et la violence s’est répercutée dans les cours d’école.


Cette série est très forte. L’extrême violence esthétisée façon Battle Royale soutient parfaitement le propos, très simple : le capitalisme tue. Le scénario tient en une ligne et fonctionnerait sans le huis clos du jeu et les « un-deux-trois soleil » mortels : les pauvres meurent pour le plaisir des riches. S’attaquer aussi frontalement au capitalisme et dévoiler aussi frontalement la violence de ce système, c’est audacieux et radical. C’est ça qui aurait dû nous choquer. Si cette critique du capitalisme n’est pas audible, c’est parce qu’on ne sait pas comment s’en sortir. Et puisqu’on ne peut pas s’en sortir, autant rigoler tant qu’on peut, en se déguisant comme dans la série.


Il n’est pas si facile d’établir les contours de la science-fiction. Comment définissez-vous ce genre ?


Il n’y a pas de définition claire et tout le monde s’écharpe sur cette question. J’aime bien la définition proposée par Darko Suvin. Il parle de « cognitive estrangement » : la science-fiction, c’est une fiction qui nous projette ailleurs, ou autrement, ou dans un autre temps et qui nous désaffilie de notre monde. À partir du moment où il y a un monde autre, alors il y a science-fiction.


Le genre n’est donc pas nécessairement lié à la technologie.


Non, ces mondes autres peuvent être la conséquence d’un bouleversement, climatique ou humain, une révolution par exemple.Le terme de science ne renvoie pas aux sciences (dures ou humaines), mais au fait que la fiction, en nous déplaçant dans un autre monde, produit un nouveau savoir. La science- fiction est une expérience de pensée : on fait une hypothèse, on ajoute une variable, et on tire les conséquences logiques en termes de mondes. Pour faire cette expérience de pensée, on a moins besoin de technologies que d’excentrisme. Le but de la SF est de dépasser les limites. Dans excentrique, il y a la notion d’excès, quelque chose de foisonnant – à l’opposé du désert désertifiant de Mad Max et des bombes atomiques – qui nous permet de sortir de soi. Qu’est-ce qui se passerait si j’étais cet extraterrestre avec des tentacules ? Quelles seraient mes interactions avec le monde ? La question, alors, c’est : comment être sérieux en jouant avec la SF ? D'où l’intérêt de penser utopie et science-fiction ensemble : l’utopie oriente le propos politique de la science-fiction. Et inversement, la SF ouvre des possibles pour l’utopie, un concept que l’on croyait mort ou vain.


En quoi l’utopie est-elle, selon vous, révolutionnaire en soi ?


Qu’est-ce que ça veut dire d’imaginer qu’on pourrait être ailleurs qu’à la place où l’on nous a mis ? L’utopie est l’arme ultime des minoritaires et des opprimés. Elle n’a rien d’illusoire ou de chimérique, et les personnes qui défendent l’ordre établi ont toujours très bien su qu’elle était dangereuse. Le but de mon livre est de réhabiliter l’utopie, en montrant pourquoi c’est un superbe outil politique. Et pas seulement dans ses versions les plus concrètes et réalistes, mais aussi dans la fiction, et notamment en science-fiction, malgré toute la frivolité que cette dernière peut sembler avoir.


L’utopie commencerait donc avant sa réalisation ?


Quand on s’offusque d’une réalité concrète, par exemple une injustice, et qu’on commence à projeter un « autrement », on est dans une démarche utopique sans s’en rendre compte. On rencontre l’utopie dès qu’on se pose la question de comment transformer le monde pour qu’il soit un peu meilleur. Et ce n’est pas tant le contenu de ce monde meilleur qui compte que le fait de se mettre en branle vers lui, en voyage. Quand on réussit à débusquer des utopies à se mettre sous la dent, ça donne de la niaque là où on était complètement anesthésiés. D’où l’appel de mon texte : il y a une nécessité à imaginer des utopies réellement positives, parce que la plupart des gens n’ont aucune image en tête de ce que cela pourrait être. Quand j’ai lu Iain Banks, ma première réaction a été le désespoir : on n’est tellement pas dans ce monde et on n’y sera jamais ! Mais dans un deuxième temps, on ressent tous ses potentiels. Son Cycle de la Culture est un space opéra avec de l’humour, de l’ironie, du jeu, de l’excentrisme, de l’hédonisme et beaucoup d’action. La technologie est merveilleuse, les frontières n’existent pas, pas plus que la richesse, puisque tout est à disposition. Et politiquement, Iain Banks résout un problème important : comment cette utopie anarchiste, antiraciste au plus haut point, antisexiste au plus haut point, peut-elle vivre et rester utopique ? C’est vraiment une expérience de lecture qui ouvre les vannes : tout ce qui est possible a d’abord été impossible.


N'existe-t-il pas de projets utopiques réactionnaires ?


Si on donne du poids aux mots, on ne peut pas parler d’utopie pour parler des programmes réactionnaires. L’utopie, c’est une affaire d’émancipation, c’est une affaire de brèches dans le tissu du réel, dans l’ordre établi. Les dominants ne produisent pas d’utopie. Ils produisent des îles, de la ségrégation, de l’injustice, de la pauvreté et des inégalités. Une utopie produit de la liberté, de l’égalité et la joie d’aller chanter quand on a envie d’aller chanter. À cela, il m’importe d’ajouter le terme « radical » : cette utopie doit l’être en tout, pour tout et pour tout le monde. Ça peut parfois donner le tournis parce qu’alors on a l’impression d’embrasser l’infini et de se retrouver face au sens de la vie.


Elon Musk et des ingénieurs de la Sillicon Valley ne se revendiquent-ils pas à la fois de la SF et de l’utopie ?


Les ingénieurs de la Sillicon Valley sont férus de SF. Elon Musk a même appelé son entreprise d’implants cérébraux « Neuralink », d’après Iain Banks. Ça montre bien comment tout peut être récupéré et galvaudé. Seulement, ces ingénieurs pensent construire l’utopie à coups d’innovations : la voiture intelligente qui conduit toute seule, des villes flottantes qui dépolluent l’océan mais sur laquelle n’habitera qu’une poignée de milliardaires. Ils amputent l’utopie de l’un des deux piliers sur laquelle elle est construite. Ils conservent la part créative et abandonnent la part critique ; ils fabriquent des innovations mais effacent le fait que l’utopie est aussi conçue pour critiquer le réel. Et ce faisant, ils dépolitisent tout. Un objet technique est nécessairement politique puisqu’il permet, ou empêche, certaines relations. Pour revenir à la science- fiction, on le disait tout à l’heure, les innovations y sont toujours prises dans le récit. Tout l’enjeu est de mettre en scène ces dispositifs technologiques originaux en tirant les conséquences logiques de leur apparition. Prenons 1984, qui est pour moi le parangon de la dystopie et des sentiments politiques qu’elle peut encore, parfois, provoquer. Le « télécran », ce dispositif qui permet à la fois de filmer et de projeter des images, définit toute la société de Big Brother. Si on prend cet objet et qu’on efface tout le reste – les relations entre les espèces, les rapports de pouvoirs – on perd 80 % de l’intérêt de cette création. C’est ce que font les ingénieurs dans leurs bureaux.


Votre livre est donc un appel à reprendre les armes dans la guerre de l’imaginaire ?


Cette guerre existe et passe par tous les canaux. Si je m’intéresse spécifiquement à la science-fiction, c’est parce qu’elle appartient à la culture populaire, ce qui en fait une arme de communication massive. D’autant que depuis 20 ans, ce registre est partout, même dans les pubs. La SF est un lieu et un non-lieu qu’il faut occuper. Il faut y plonger et savoir ce qu’on veut y représenter d’autant plus urgemment que, comme nous venons de le dire, les ingénieurs, et même l’armée, s’en inspirent. Le résultat de la rencontre entre l’armée française et des auteurs de science-fiction vient de sortir : « l’art de la guerre de demain ». C’est déjà accepter le scénario stipulant que, demain, on sera en guerre. La SF est un immense réservoir. Si dans cet océan d’expériences de pensée l’institution va piocher celles qui sont dangereuses, destructrices de mondes et créatrices d’inégalités, elle coupe l’herbe sous le pied de tous les révolutionnaires qui veulent utiliser l’imaginaire pour changer le monde. Il y a des terrains sur lesquels on ne peut pas, et on ne veut pas, lutter. On n’est pas obligés de monter au front à chaque fois que l’ordre établi mène un combat. Mais à partir du moment où toute action politique est guidée par quelque chose de l’ordre de la fiction, du « pas encore là », du souhait, alors on ne peut pas abandonner le terrain de l’imaginaire.


On en revient au sous-titre de votre livre : « par-delà l’imaginaire des cabanes et des ruines ».


Je ne remets pas du tout en cause l’importance politique des cabanes et des Zones à défendre. Je pense même que les créations de ZAD ont été les actions les plus politiques et émancipatoires de ces dernières années. On continuera à créer des cabanes tant qu’on en aura besoin. Mais nous avons aussi besoin d’une vision plus large et de nouvelles perspectives. Si on veut vraiment se battre contre ce monde, on ne peut pas s’arrêter là en termes d’imaginaires de luttes. À qui s’adresse ce rêve de petits îlots collectifs ? Ce monde de cabanes, est-ce vraiment celui dont on a envie ? Est-ce que ça ne veut pas dire qu’on accepte de vivre dans les ruines et les miettes du capitalisme ? Pas besoin d’être collapsologue pour savoir que c’est déjà le cas. Et qu’est-ce qu’il y aura entre les îlots ? Vu la mentalité occidentale de ce début de XXIe siècle – bien davantage dans la veine Walking Dead-survivaliste-tueuse de zombie que dans la fraternité avec les exilés – il y a fort à parier que ce sera des barbelés. L’utopie s’adresse à toutes et à tous ou ne s’adresse à personne. S’autoriser à penser plus large, imaginer qu’on a un collectif de 10 milliards d’extraterrestres derrière soi qui vont se battre contre le capitalisme avec leurs dix tentacules, ça donne de la puissance à nos luttes.


Propos recueillis par Aïnhoa Jean-Calmettes & Léa Poiré


> Utopie radicale. Par-delà l’imaginaire des cabanes et des ruines, Éditions du Seuil, mars 2022

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